Venezuela, au cœur de la forêt tropicale

3

Au-dessus d’eux, les branchages formaient un épais couvercle masquant les rayons du soleil, de telle sorte que l’eau noire et lisse emplissant le lagon paraissait plus profonde qu’elle ne l’était réellement. Gamay Morgan-Trout avait lu quelque part que le gouvernement vénézuélien avait réintroduit des crocodiles mangeurs d’hommes de l’Orénoque dans leur habitat naturel. Elle eût préféré l’ignorer. Son corps agile effectua un saut de carpe et glissa sous la surface puis, dans un battement résolu de ses longues jambes, elle descendit vers les ténèbres de ce Styx tropical en se disant que les animaux préhistoriques, aspirés par le limon des puits de goudron de La Brea, avaient dû ressentir ce qu’elle éprouvait en cet instant. Elle alluma les deux lampes halogènes reliées à sa caméra vidéo Stingray et nagea vers le fond. Les algues qui dansaient sous elle ressemblaient à des épinards se balançant au gré du courant léger, comme au son d’une douce musique. Soudain, quelque chose lui frôla les fesses.

Elle fit volte-face, plus indignée qu’effrayée. Sa main se posa sur le poignard passé dans sa ceinture. À quelques centimètres de son visage, pointait un museau long et fin prolongeant une tête rosé et un peu grotesque, dotée de deux petits yeux noirs. L’animal secoua son museau frétillant d’avant en arrière, comme un doigt qui s’agiterait en signe de réprimande. Gamay relâcha le manche de son poignard et repoussa le museau. « Gare à toi ! »  Cette phrase sortit du détendeur dans un jaillissement de bulles sonores.

Le bec délicat s’ouvrit et un sourire amical découvrit des dents pointues. Une vraie grimace de clown. Puis le dauphin de rivière renversa la tête et regarda la jeune femme à l’envers.

Le rire de Gamay jaillit dans un gargouillis comparable aux bouillonnements annonçant l’éruption de l’Old Faithful. Du pouce, elle pressa sur la valve commandant l’arrivée de l’air dans son gilet de stabilisation. Quelques secondes plus tard, sa tête brisait la surface calme du lagon comme un diable surgissant de sa boîte. Elle se pencha en arrière dans son gilet gonflable, retira d’un coup sec l’embout de plastique coincé entre ses dents et fit un grand sourire.

Paul Trout était assis à quelque distance de là, dans son canot Bombard semi-rigide long de trois mètres. Faisant office de sécurité-surface, il avait suivi son épouse à la trace en observant le bouillonnement produit en surface. Surpris de la voir émerger de l’eau noire, il accueillit son hilarité d’un air perplexe. Les lèvres pincées, ne sachant comment réagir, il baissa la tête et l’observa par-dessus des lunettes invisibles. « Tu vas bien ? » dit-il, en clignant ses grands yeux noisette. « Très bien », répondit Gamay.  Pourtant, elle n’en avait pas l’air. L’expression incrédule qui se peignit sur le visage de Paul lui redonna envie de rire. Elle but la tasse, s’étrangla et, à la perspective de se noyer à force de rire, sa gaieté redoubla. Elle replaça l’embout dans sa bouche. Paul se rapprocha d’elle en ramant et, se penchant par-dessus bord, lui tendit la main. « Tu es sûre que ça va ?

— Mais oui », dit-elle.

Elle reprit contenance et cracha l’embout du détendeur. Puis elle ajouta, dans une quinte de toux digne d’un chien mouillé :  « Je ferais mieux de monter dans le canot. »

Accrochée au bord, elle tendit son équipement de plongée à Paul qui saisit sa femme et hissa facilement ses soixante-cinq kilos dans le bateau. Avec son short kaki, assorti à sa chemise militaire épaulée et son chapeau mou à larges bords, il ressemblait à un explorateur typiquement british. Le gros papillon tropical perché sous sa pomme d’Adam n’était autre que l’une des cravates colorées dont il raffolait. Trout estimait avoir le droit à l’élégance quel que soit l’endroit où il se trouvait, même dans les profondeurs de la jungle vénézuélienne où le pagne est considéré comme la tenue officielle. Son accoutrement de dandy contrastait avec sa force physique. Sa carrure d’athlète, il l’avait acquise à l’époque où il était pêcheur à Cape Cod. Ses paumes avaient perdu leurs cals, mais il avait toujours la musculature qu’il s’était forgée au cours des années passées à tirer les filets. On la devinait derrière les plis impeccables de ses vêtements. Il savait également se mouvoir avec souplesse, malgré ses deux mètres. « Le profondimètre indique seulement dix mètres, ton hilarité n’est donc pas due à une narcose », dit-il sur le ton doctoral dont il était coutumier.

Gamay détacha ses cheveux mi-longs dont la teinte auburn avait poussé son père, grand connaisseur en vins, à lui donner ce prénom fleurant bon les cépages du Beaujolais. « Finement observé, mon cher, dit-elle en essorant l’eau de ses tresses. Je riais de mon erreur. Je pensais être la moucharde alors qu’en fait j’étais la mouchardée. »

Paul cligna les yeux. « Quel soulagement. Cette explication a l’intérêt d’éclaircir grandement les choses. Je sais ce qu’est un mouchard. En revanche, une mouchardée... »

Elle lui adressa un sourire éblouissant. « Cyrano le dauphin a pointé son nez de petit mouchard et me l’a collé sur les fesses.

— Je ne peux l’en blâmer ».  Il lorgna son corps aux hanches étroites en soulevant les sourcils à la manière de Groucho Marx. « Maman m’a toujours dit de me méfier des hommes qui portent des cravates et se coiffent avec la raie au milieu.

— T’ai-je jamais dit que tu ressemblais à Lauren Hutton ? déclara-t-il en tirant sur un cigare imaginaire. Et que je suis attiré par les femmes qui ont un espace entre les dents de devant. C’est tellement sexy !

— Je suppose que vous dites cela à toutes les filles », fit-elle en déformant sa voix douce et fraîche pour imiter les accents rauques de Mae West. « Grâce à la petite caresse amoureuse de Cyrano, j’ai découvert une vérité scientifique.

— Que cet animal est un maniaque du nez ? »

Elle haussa le sourcil pour lui signifier qu’il n’était pas drôle. « Je ne crois pas, mais je n’en mettrais pas ma main au feu. J’ai appris une chose : les dauphins de rivière sont peut-être moins développés que leurs cousins des mers mais ils sont en règle générale plus affectueux. Ils sont aussi intelligents, joueurs et possèdent un certain sens de l’humour.

— Quand on est rosé et gris, affublé de nageoires aux doigts bien apparents, d’un aileron dorsal proprement ridicule et d’une tête ressemblant à un cantaloup difforme, le sens de l’humour me semble indispensable.

— Observation biologique relativement pertinente venant d’un océanographe spécialiste des grandes profondeurs.

— Ce fut un plaisir. »

Elle l’embrassa de nouveau, sur les lèvres cette fois. « Je suis vraiment heureuse que tu sois ici. Et je te remercie du travail que tu as accompli pour établir le profil informatique de cette rivière. Ce fut un agréable dépaysement Je suis presque triste de rentrer. »

Paul regarda la nature paisible qui les environnait. « Ça m’a beaucoup plu. Cet endroit est comme une cathédrale médiévale et les bestioles qui l’habitent sont vraiment marrantes, bien que je ne sois pas certain d’apprécier le genre de libertés qu’elles prennent avec ma femme.

— Cyrano et moi n’entretenons que des relations purement platoniques, dit Gamay en levant le menton d’un air hautain. Il a seulement voulu attirer mon attention pour obtenir une gâterie.

— Une gâterie ?

— Du poisson. »

Elle se saisit d’une rame et tapa plusieurs fois sur le rebord du canot pneumatique. Il y eut une gerbe d’eau à l’endroit où le lagon rejoignait la rivière. Une bosse rosâtre assortie d’une longue nageoire dorsale s’avança vers elle en coupant la surface d’une ondulation en forme de V. Le dauphin tourna autour du bateau en émettant, par l’orifice marquant son dos, un son ressemblant à un éternuement. Gamay éparpilla quelques boulettes de poisson, le fin museau sortit de l’eau et les happa goulûment. « Nous venons de vérifier la véracité de ces légendes apocryphes racontant que les dauphins arrivent quand on les appelle. Je les imagine aisément en train d’aider les indigènes à pêcher, comme on a pu l’entendre dire.

— Tu as également prouvé que Cyrano n’a pas son pareil pour te soutirer des petits en-cas.

— Exact, mais ces créatures sont considérées comme des versions imparfaites des dauphins de mer, aussi est-il d’un grand intérêt à mes yeux que leurs cerveaux aient évolué plus rapidement que leur apparence physique. »

Pendant quelques minutes, ils regardèrent amusés le dauphin nager en cercle puis, s’apercevant que la lumière baissait, décidèrent de prendre le chemin du retour.

Tandis que Gamay rangeait son équipement, Paul fit démarrer le moteur hors-bord et les conduisit hors du lagon. Ils s’engagèrent sur la rivière agitée par un léger courant. L’eau d’encre prit bientôt une teinte vert pois cassé. Le dauphin continuait à aller et venir, mais quand il vit que c’en était fini des câlins, il vira à la manière d’un avion de combat regagnant sa base. Bientôt la jungle épaisse bordant la rivière laissa place à une clairière. Une poignée de huttes couvertes de chaume étaient groupées autour d’une maison de stuc blanc au toit de tuiles rouges et à la façade ornée d’une galerie, dans le style colonial espagnol.

Ils s’amarrèrent à une petite jetée, hissèrent leur équipement hors du bateau et se dirigèrent vers le bâtiment de stuc, escortés par une bande d’enfants indiens à demi nus. Les gamins furent chassés par la maîtresse de maison, une impressionnante matrone hispano-indienne armée d’un balai qu’elle brandissait comme une hache de guerre. Paul et Gamay entrèrent. Un homme aux cheveux argentés, âgé d’une soixantaine d’années et portant une chemise blanche à plastron brodé, un pantalon de coton et des sandales confectionnées à la main, se leva de sa table de travail, quitta la fraîcheur de son bureau et la pile de papiers sur laquelle il était penché pour s’avancer à grandes enjambées vers eux et les accueillir avec un plaisir évident. « Señor et Señora Trout. C’est bon de vous voir. Vous avez bien travaillé, j’en suis sûr.

— Très bien, docteur Ramirez. Merci, dit Gamay. J’ai eu la chance de pouvoir répertorier d’autres comportements de dauphins et Paul a fini de modéliser la rivière par ordinateur.

— Je n’avais que peu de choses à faire, en réalité, dit Paul. Il s’agissait surtout d’attirer l’attention des chercheurs qui participent au projet du Bassin de l’Amazone sur les travaux que Gamay effectue ici et obtenir d’eux qu’ils pointent le satellite LandSat dans cette direction. Je mettrai la dernière main à la modélisation par ordinateur quand nous serons rentrés chez nous et Gamay l’utilisera pour compléter son étude du biotope.

— Je vous regretterai. J’ai beaucoup apprécié que l’Agence nationale marine et sous-marine envoie ses experts sur un petit projet de recherche comme celui-ci. »

Gamay dit :  « Sans ces rivières, leur faune et leur flore, il n’y aurait pas de vie océanique.

— Merci, Señora Gamay. Pour vous montrer ma reconnaissance, j’ai prévu un dîner afin de célébrer dignement votre dernière soirée ici.

— C’est très gentil à vous, dit Paul. Nous ferons nos bagages de bonne heure. Ainsi nous serons prêts à temps pour embarquer à bord du bateau de ravitaillement.

— À votre place, je ne m’inquiéterais pas trop, répondit-il. Il est toujours en retard.

— Eh bien, tant mieux, répondit Paul. Nous aurons plus de temps pour discuter de vos recherches. »

Ramirez partit d’un petit rire. « J’ai l’impression d’être un troglodyte. Je pratique encore la botanique à l’ancienne mode ; je cueille des plantes, je les conserve, les compare et j’écris des rapports que personne ne lit. » Son visage s’éclaira. « Nos petites créatures de rivière n’ont jamais eu de meilleurs amis que vous. »

Gamay dit :  « Notre travail montrera peut-être que l’habitat des dauphins est menacé par la dégradation de l’environnement. On pourra alors tenter de remédier à cette situation. »

Il hocha la tête d’un air maussade. « En Amérique latine, les gouvernements agissent lentement sauf si l’occasion leur est donnée de se remplir les poches. Les causes louables s’enfoncent dans les marécages.

— C’est comme chez nous. Notre marais sans fond national s’appelle Washington DC. »

Ils éclatèrent de rire à cette repartie. Au même moment, la maîtresse de maison introduisit un indigène dans le bureau. L’homme petit et musclé portait un pagne et de grosses boucles aux oreilles. Ses cheveux de jais étaient coupés en franges et ses sourcils rasés. Il s’adressa au docteur sur un ton respectueux, mais son discours précipité et son regard fixe révélaient une forte émotion, il ne cessait de désigner la rivière. Le Dr Ramirez s’empara d’un panama à larges bords suspendu à un crochet. « À ce qu’il semble, il y a un homme mort dans un canoë, dit-il. Excusez-moi, mais comme le premier représentant du gouvernement vit à cent cinquante kilomètres d’ici, il faut que j’aille enquêter.

— Pouvons-nous venir ? » dit Gamay.

— Bien sûr. Je n’ai rien d’un Sherlock Holmes et les regards exercés de deux scientifiques seront les bienvenus. En plus, cela peut vous intéresser. Ce monsieur prétend que le défunt est un esprit errant. » Notant l’expression perplexe de ses hôtes, il ajouta :  « Je vous expliquerai plus tard. »

Ils sortirent en hâte de la maison et dépassèrent les huttes pour gagner les berges de la rivière. Les hommes du village étaient réunis près de l’eau, dans le plus grand silence. Des enfants essayaient de voir ce qui se passait en regardant entre leurs jambes. Les femmes se tenaient en retrait. Quand le Dr Ramirez approcha, la foule s’écarta pour lui laisser le passage. Une pirogue sculptée était amarrée au quai. Elle était peinte en blanc hormis la proue, qui était bleue, et une bande, bleue elle aussi, traversant la coque sur toute sa longueur.

Un jeune Indien était couché sur le dos au fond de l’embarcation. Comme ceux du village, il avait des cheveux coupés au bol et ne portait qu’un pagne. La ressemblance s’arrêtait là. Les hommes du village tatouaient leurs corps ou teintaient de rouge leurs hautes pommettes pour se protéger des esprits malins censés ne pas discerner cette couleur. Le nez, le menton et les bras du cadavre étaient enduits d’une peinture bleu pâle. Le reste de son corps était complètement blanc. Lorsque le Dr Ramirez se pencha sur le canoë, son ombre effraya les mouches vertes agglutinées sur la poitrine de l’homme mort. Elles s’envolèrent en bourdonnant, révélant une plaie ronde et béante.

Paul retint son souffle. « On dirait une blessure par balle.

— Je crois que vous avez raison », répondit le Dr Ramirez.  De ses yeux profondément enfoncés, il lui lança un regard grave. « Cela ne ressemble à aucune des blessures par javelot ou par flèche qu’il m’ait été donné de voir jusqu’à ce jour. »

Il se tourna vers les villageois et, au bout de quelques minutes de conversation, traduisit pour les Trout. « Ils disent qu’ils étaient en train de pêcher lorsqu’ils ont aperçu ce canoë flottant sur la rivière. À sa couleur, ils ont compris qu’il s’agissait du bateau d’un esprit errant et ont pris peur. Comme il paraissait vide, ils se sont approchés. Quand ils ont découvert le cadavre, ils se sont dit qu’il valait mieux le laisser dériver au fil de l’eau. Puis ils ont changé d’avis, craignant que l’esprit ne revienne les hanter pour les punir de ne pas lui avoir donné de sépulture décente. Ils l’ont donc ramené ici et s’en sont remis à moi pour débrouiller le problème.

— Pourquoi ont-ils peur de cet... esprit errant ? » demanda Gamay. Le docteur pinça le bout de sa moustache grise en broussaille. « On dit que les Chulos, tribu à laquelle appartient ce monsieur, vivent au-delà des Grandes Chutes. Les indigènes prétendent que ce sont des fantômes nés des brumes. Ceux qui ont pénétré sur leur territoire n’ont jamais réapparu. » Il fit un geste désignant le canoë. « Ainsi que vous pouvez le voir, ce gentleman est constitué de chair et de sang, comme nous tous. » Il monta à bord de l’embarcation et se saisit du sac de peau posé près du cadavre. Les villageois reculèrent comme si la sacoche contenait les germes de la peste noire. Il s’adressa en espagnol à l’un des Indiens. Plus ils parlaient et plus l’homme s’énervait.

Soudain Ramirez se tut et se tourna vers les Trout. « Ils ont peur de lui », dit-il.  De fait, les hommes du village revenaient d’un pas nonchalant vers leurs familles. « Vous seriez fort aimables de m’aider à hisser la barque jusqu’à la rive. J’ai réussi à les persuader de creuser un trou pour l’enterrer, mais pas dans leur propre cimetière. Par là-bas, de l’autre côté de la rivière, là où personne ne met jamais les pieds. Le chaman leur a promis de planter assez de totems sur sa tombe pour l’empêcher de se manifester. » Il sourit. « Cette aventure est une aubaine pour le chaman. Le voisinage de ce cadavre renforcera son pouvoir. Lorsque ses sortilèges se révéleront inefficaces, il arguera que le fantôme est revenu. Nous laisserons le bateau dériver, ainsi l’esprit pourra le suivre. »

Paul observa la coque finement ouvragée. « C’est une honte de laisser perdre un si bel objet. Un chef-d’œuvre en matière de construction nautique. On est vraiment prêt à tout pour que la paix continue à régner. » Il agrippa l’une des extrémités du canoë. À eux trois, ils tirèrent, poussèrent et sortirent rapidement le bateau de la rivière. Ramirez couvrit le corps d’un tissu trouvé dans le bateau puis récupéra la sacoche grosse comme un sac de golf, dont l’ouverture était munie de lanières. « Ceci nous en apprendra peut-être davantage sur notre fantôme », dit-il en reprenant le chemin de la maison. Ils regagnèrent le bureau et posèrent sur une longue table la besace dont le Dr Ramirez desserra les lanières. Il l’ouvrit avec maintes précautions et jeta un coup d’œil à l’intérieur. « Il faut nous montrer prudents. Certaines tribus utilisent des flèches ou des dards de sarbacane empoisonnés. » Quand il le renversa, plusieurs autres sacs, de plus petite taille, glissèrent sur le bureau. Il en ouvrit un et en sortit un disque de métal brillant qu’il tendit à Gamay. « Je crois que vous avez étudié l’archéologie avant de devenir biologiste. Vous saurez peut-être de quoi il s’agit. »

Les sourcils froncés, Gamay examina l’objet plat et rond. « Un miroir ? Il semble que la vanité ne soit pas l’apanage des femmes. »

Paul lui prit l’objet des mains et le retourna pour examiner les marques qui s’étalaient sur son dos. Un sourire s’épanouit sur son visage. « J’en avais un presque pareil quand j’étais gosse. C’est un miroir qui sert à émettre des signaux. Regardez, il y a des points et des tirets. Cela ne ressemble à aucun code en morse que je connaisse, mais ce n’est pas mal. Vous voyez ces petits signes en forme de bâton ? Un code basique. Les types qui courent dans un sens signifient viens, quand ils vont dans une autre direction, cela veut dire va. Du moins, je le suppose. Et là, on voit un homme couché.

— Reste où tu es », proposa Gamay.

— Je crois que tu as raison. Ces deux types armés de javelots signifient peut-être Venez vous battre avec moi. Le petit bonhomme et l’animal pourraient représenter la chasse. » Il émit un gloussement. « Ça vaut presque un téléphone cellulaire.

— C’est mieux, répliqua Gamay. Pas besoin de batterie et les communications sont gratuites. »

Paul demanda l’autorisation à Ramirez d’ouvrir un autre sac, ce que l’Espagnol lui accorda bien volontiers. « Un nécessaire de pêche, s’exclama Trout. Des hameçons de métal, une ligne. Hé ! s’écria- t- il en examinant une paire de pinces métalliques de facture rudimentaire. Je parie que ce sont des tenailles servant à arracher les hameçons.

— J’ai encore mieux », dit Gamay en vidant un autre sac dont elle retira deux cercles en bois reliés entre eux, chacun percé d’une ouverture garnie d’un matériau sombre et transparent. Elle attacha l’ustensile à ses oreilles au moyen d’anneaux en fibre végétale. « Des lunettes de soleil. »

Pour ne pas être en reste, Ramirez avait entrepris de fourrager lui aussi à l’intérieur des sacs. Il produisit une gourde longue d’une douzaine de centimètres, la décapsula et renifla. « Un médicament peut-être ? Je sens comme une odeur d’alcool. »

Sous la gourde pendaient un bol miniature, assorti d’une poignée de bois, une pierre plate et une roue irrégulière placée sur un axe rotatif. Paul considéra pensivement l’objet, puis le prit des mains de Ramirez. Il remplit le bol avec le liquide, rapprocha la poignée de bois et tourna la roue qui se mit à racler la pierre. Il y eut des étincelles et le liquide s’enflamma avec un bruit mat. « Voilà*, annonça-t-il, visiblement fier de lui. Le tout premier briquet Bic. Tout aussi pratique pour allumer un feu de camp. »

Ils firent d’autres découvertes intéressantes. Dans l’un des sacs se trouvaient des herbes dans lesquelles Ramirez reconnut des plantes médicinales. Certaines lui étaient étrangères. Dans un autre, ils dénichèrent une plaque de métal pointue à ses deux extrémités. Lorsqu’ils la déposèrent à la surface d’un verre d’eau, elle se mit à tourner en se balançant jusqu’à ce que l’une des pointes indique le nord magnétique. Ils tombèrent également sur un cylindre en bambou. Quand on regardait à l’intérieur, les lentilles de verre qui y étaient enchâssées offraient un grossissement de huit fois. Il y avait aussi un couteau pliable dans un étui de bois. Leur dernière trouvaille consistait en un petit arc fait de bandes de métal entrelacées comme un ressort de voiture et courbées pour fournir un maximum de détente à la flèche. La ficelle de l’arc était constituée d’un fin câble métallique. L’objet ne ressemblait guère aux ouvrages primitifs qu’on s’attendrait à rencontrer dans la forêt tropicale. Ramirez fit courir sa main sur le métal poli. « Curieux, dit-il. Je n’ai jamais rien vu de semblable. Les arcs qu’utilisent les villageois sont de simples goujons tirés vers l’arrière et attachés par une ficelle rudimentaire.

— Comment ont-ils appris à fabriquer ces artefacts ? » dit Paul en se grattant la tête.

Gamay précisa :  « Ce n’est pas tant les objets en eux-mêmes que le matériau employé. Où l’ont-ils trouvé ? »

Un ange passa. « Il y a une question plus importante, reprit Ramirez d’un air sombre. Qui l’a tué ?

— Bien sûr, fit Gamay. Nous étions tellement fascinés par ses merveilles technologiques que nous en avons oublié que ces objets appartenaient à un mort.

— Qui pourrait bien l’avoir tué ? Vous avez une idée ? » demanda Paul.

Le front de Ramirez s’assombrit. « Des braconniers. Ceux qui coupent et brûlent les forêts. Ces gens collectent des plantes médicinales et sont capables d’éliminer tous ceux qui se dressent sur leur passage.

— Comment un Indien solitaire pourrait-il constituer une menace ? » s’étonna Gamay.

Ramirez haussa les épaules pour exprimer son ignorance.

Gamay ajouta :  « Je crois que dans une enquête pour meurtre, on est supposé examiner d’abord le corps.

— D’où tiens-tu ce genre de savoir ? » s’enquit Paul.

— J’ai dû lire cela dans un roman policier.

— Sage conseil. Jetons-y un nouveau coup d’œil. »

Ils retournèrent à la rivière et dévoilèrent le corps. Paul le fit rouler sur le ventre. Dans son dos, le trou fait par la balle était plus petit, ce qui indiquait que l’homme avait été abattu par-derrière. Trout ôta doucement le pendentif gravé passé au cou du cadavre. Le bijou représentait une femme ailée tendant les mains devant elle comme s’il s’en déversait quelque chose. Il le donna à Gamay qui l’examina. La figure lui rappela certaines gravures égyptiennes illustrant la renaissance d’Osiris.

Paul observa de plus près les zébrures rougeâtres qui striaient les épaules du mort. « On dirait qu’on l’a fouetté. » Il le remit sur le dos. « Hé, regardez un peu cette étrange cicatrice », fit-il en indiquant une ligne fine et pâle marquant le bas de l’abdomen de l’Indien. « À première vue, je dirais qu’il a subi une appendisectomie. »

Deux pirogues accostèrent près d’eux, venant de l’autre rive. Le chaman, dont la tête s’ornait d’une rutilante couronne de plumes, annonça que la tombe était prête. Trout rabattit le tissu sur le cadavre. Il monta à bord du canot pneumatique avec Gamay qui prit le gouvernail et ensemble ils remorquèrent le canoë bleu et blanc de l’autre côté de la rivière. Trout et Ramirez portèrent le cadavre pendant quelques centaines de mètres à travers la forêt et l’enterrèrent dans le trou peu profond. Le chaman dispersa autour de la tombe des choses ressemblant à des morceaux de poulet séché puis annonça solennellement que l’endroit serait désormais tabou. Enfin, ils ramenèrent le canoë vide au milieu de la rivière, pour que le courant l’emporte. « Jusqu’où ira-t-il ? » demanda Paul en regardant l’embarcation bleue et blanche dériver lentement vers sa dernière destination. « Il y a des rapides non loin d’ici. S’il ne se brise pas sur les rochers ni ne s’accroche aux mauvaises herbes, il se peut qu’il continue sa course jusqu’à la mer.

— Ave atque vale », dit Trout en citant la phrase que les Romains adressaient à leurs morts. « Salut et adieu. »

Ils retraversèrent la rivière. Ramirez enjamba le bord du canot pneumatique pour prendre pied sur la terre ferme, et soudain glissa sur la rive mouillée. « Vous allez bien ? » fit Gamay.

Ramirez grimaça de douleur. « Vous voyez, les esprits malins ont déjà commencé leur œuvre. J’ai l’impression de m’être tordu quelque chose. Je vais mettre une compresse sur cette cheville, mais j’aurai peut-être besoin de votre aide pour marcher. »

Soutenu par les Trout, Ramirez se dirigea clopin-clopant jusqu’à la maison. Il déclara qu’il rendrait compte de l’incident aux autorités locales, sans trop compter sur une réponse. La plupart des habitants de ce pays considéraient encore qu’un bon Indien était un Indien mort. « Eh bien, dit-il d’un air réjoui, ceci étant fait, il faut à présent que je m’occupe de notre dîner. »

Les Trout regagnèrent leur chambre pour se reposer et se laver avant le repas du soir. Ramirez prit de l’eau de pluie dans une citerne couverte et la fit passer dans une canalisation reliée à la douche. De toute évidence, Gamay n’avait cessé de songer à l’Indien. Tout en s’essuyant, elle dit :  « Tu te souviens de l’Homme des glaces qu’on a découvert dans les Alpes ? »

Paul avait enfilé un peignoir de soie et s’était étendu sur le lit, les mains croisées derrière la tête. « Bien sûr. Ce type de l’Age de pierre congelé dans un glacier. Et alors ?

— En étudiant les outils et les objets qu’il possédait, on a pu reconstituer son mode de vie. Les Indiens de cette région-ci vivent à l’Age de pierre. Leur ami au visage bleu ne correspond pas au modèle classique. Comment a-t-il appris à confectionner ces ustensiles ? Si l’on avait trouvé ce genre d’outils sur l’Homme des glaces, la nouvelle aurait fait la une de tous les journaux. Je vois ça d’ici : “L’Homme des glaces ne sort jamais sans son briquet Bic”.

— Peut-être est-il abonné à Popular Mechanics.

— Et à Boy’s Life par-dessus le marché ! Pourtant, même s’il recevait chaque mois toutes les instructions nécessaires à la confection de ces objets parfaits, comment aurait-il pu trouver les métaux dont ils sont constitués ?

— Le Dr Ramirez éclairera peut-être notre lanterne durant le dîner. J’espère que tu as faim », dit Paul en regardant fixement par la fenêtre.

— Je suis affamée. Pourquoi ?

— Je viens de voir deux indigènes porter un tapir jusqu’au barbecue. »

4

Dès qu’Austin franchit la grande porte vitrée de la base navale de San Diego, un bâtiment sombre et caverneux, ses narines furent assaillies par l’horrible odeur émanant des trois léviathans dont les carcasses éclairées par des projecteurs étaient étendues sur des chariots à plateau. Le jeune marin posté à l’intérieur, près de l’entrée, avait vu approcher cet homme aux larges épaules et aux étranges cheveux blancs, dont la forte personnalité lui fit supposer qu’il s’agissait d’un officier en civil. Lorsqu’Austin se présenta, le soldat se mit au garde-à-vous. « Marin Cummings, monsieur, dit le marin. Vous risquez d’avoir besoin de cela. » Il tendit à Austin un masque de chirurgien semblable à celui qu’il portait lui-même. « La puanteur est devenue insoutenable depuis qu’ils ont commencé à extraire les organes vitaux. » Austin remercia le jeune homme en se demandant quelle faute il avait bien pu commettre pour être assigné à une tâche aussi répugnante, et glissa le masque sur son nez. La gaze avait été aspergée d’un désinfectant parfumé qui n’oblitérait pas totalement l’odeur puissante, mais atténuait quand même le réflexe de nausée. « Qu’avons-nous récupéré ? » s’enquit Austin. « Une maman, un papa et un bébé, dit le marin. Bon sang, il nous a fallu du temps pour les amener ici. »

Le marin n’exagérait pas, pensa Austin. Au départ, il y avait quatorze baleines. Récupérer leurs cadavres aurait constitué une entreprise phénoménale, sans parler des conflits de juridiction. Premier représentant du gouvernement à débarquer sur les lieux, le garde-côtes, conscient des dangers de la navigation, avait projeté de remorquer les baleines en pleine mer et de les couler en leur tirant dessus. Les reportages alarmants diffusés par la télévision avaient fait le tour du monde et ameuté les militants écologistes. Le regrettable sort de ces pauvres mammifères suscita leur colère. Si Los Angeles et tous ses habitants avaient sombré dans l’océan Pacifique, ils n’en auraient pas été plus révoltés. Ils voulaient des réponses, et vite. De même, le ministère de l’Environnement avait hâte de faire toute la lumière sur la mort de ces animaux protégés.

La ville de San Diego voyait l’incident d’un très mauvais œil. L’équipe municipale imaginait déjà ces énormes carcasses nauséabondes dérivant vers les plages, les marinas, les hôtels de la côte et les villas du front de mer. Le maire appela le député de son district qui s’avérait faire partie de la commission des finances pour les affaires navales et un compromis fut trouvé à une vitesse déconcertante. On ramènerait trois baleines à terre pour en pratiquer l’autopsie. Les autres seraient conduites au large et utilisées comme cibles de tir. Greenpeace protesta, mais le temps qu’ils mobilisent leur flotte de mosquitos, les baleines avaient été hachées menu par les canonniers de la marine.

Pendant ce temps, un remorqueur ramenait les baleines restantes à la base. Des grues de la marine hissèrent hors de l’eau les gigantesques dépouilles sanglées par des courroies improvisées et on les transporta vers un entrepôt disponible. Venus de plusieurs universités de Californie, des médecins légistes spécialistes des mammifères se mirent aussitôt au travail. On installa un laboratoire de fortune. Équipés de cirés, de gants et de bottes, les techniciens gravitaient tout autour des carcasses comme de gros insectes jaunes.

Ils avaient séparé les têtes des corps et retiré les tissus du cerveau avant de les transporter jusqu’aux tables de dissection pour effectuer des tests. Au lieu des plateaux en aluminium qu’on utilise pour autopsier les êtres humains, on se servait de brouettes. « Rien à voir avec la microchirurgie, pas vrai ? » observa Austin quand il entendit le bourdonnement des scies électriques résonnant sur les cloisons métalliques de l’entrepôt. « En effet, monsieur, dit le marin. Et je serai content quand ce sera terminé.

— Espérons que ça ne va pas tarder, marin. »

Austin se demandait bien pourquoi il avait quitté le confort de sa chambre d’hôtel pour assister à ce spectacle peu ragoûtant. Si la course n’avait pas fait un flop, qu’il ait gagné ou perdu, il aurait sabré le champagne avec les autres concurrents et les quelques jolies femmes qui gravitaient dans ce milieu comme de splendides papillons. Un nombre respectable de bouteilles avaient été débouchées, mais Kurt, Ali et leurs équipes n’avaient pas le cœur à la fête.

Ali apparut avec un mannequin italien à un bras et une mademoiselle française à l’autre. Et pourtant, il ne semblait pas particulièrement heureux. En esquissant un sourire, Austin lui dit qu’il espérait le retrouver bientôt sur une autre course. Zavala confirma sa réputation d’homme à femmes en choisissant une beauté aux cheveux châtains parmi la troupe de groupies venues assister à la finale de la course, il l’emmena dîner en lui promettant de lui narrer dans ses moindres détails l’aventure périlleuse qu’il venait de vivre.

Austin demeura parmi les convives assez longtemps pour ne pas paraître impoli, puis sortit téléphoner au propriétaire de la Red Ink. Son père attendait son coup de fil. Il avait regardé la finale de la course à la télévision et savait qu’Austin était sain et sauf, mais que le bateau, lui, reposait au fond de l’océan.

Austin père était le riche propriétaire d’une compagnie de sauvetage en mer basée à Seattle. « Ne te tracasse pas pour ça, dit-il. Nous en construirons un autre, encore meilleur. Mais celui-là, il faudra peut-être l’équiper d’un périscope. » En ricanant, il raconta avec un luxe de détails aussi attendris qu’inutiles la nuit où Austin, adolescent, avait froissé l’aile de la Mustang décapotable qu’il lui avait prêtée.

La plupart des courses de grand prix se disputaient en Europe et ailleurs, mais le père d’Austin tenait à ce qu’un bateau fabriqué en Amérique gagne dans des eaux américaines. Il paya la conception et la construction d’un nouvel engin rapide qu’il appela Red Ink à cause de l’argent qu’il lui avait coûté et constitua un équipage et une équipe technique de premier ordre. Son père avait déclaré avec sa brusquerie habituelle :  « Il est temps qu’on leur botte le cul. On va construire un bateau qui montre à ces clampins qu’on peut gagner avec du matériel américain, un savoir-faire américain et un pilote américain. Toi. »

Il mobilisa toute une série de sponsors et, grâce à leur poids financier, obtint la création d’une course de haut niveau sur le territoire des États-Unis. Les organisateurs de championnats nautiques furent trop heureux de saisir la chance qui leur était offerte d’exploiter le vaste potentiel que représentait le public américain. C’est ainsi que le Grand Prix SoCal vit le jour.

Quand Austin lui annonça qu’il souhaitait prendre un congé, dès que possible, pour pouvoir disputer les épreuves de qualification, le directeur de la NUMA, l’amiral Sandecker, grommela et lui répondit qu’il craignait qu’il ne se blesse lors d’une course. Austin lui fit poliment remarquer que ces compétitions comportaient certes leur part de danger, mais que, comparées aux missions délicates que Sandecker lui confiait, en tant que chef de l’Équipe des missions spéciales de la NUMA, elles faisaient plutôt figure de promenades en barque. Puis il sortit sa carte maîtresse en faisant vibrer la fibre patriotique de l’amiral. Sandecker lui donna sa bénédiction et déclara qu’il était grand temps que les Américains démontrent aux autres habitants de la planète qu’ils pouvaient se mesurer aux meilleurs d’entre eux.

Après avoir discuté avec son père, Austin regagna la salle de réception, mais se lassa vite de la gaieté artificielle qui y régnait et accepta avec empressement de monter à bord du Nepenthe pour y rencontrer Gloria Ekhart. Elle souhaitait le remercier. La chaleur et la beauté mature de l’actrice l’enchantèrent. Quand ils se serrèrent la main, elle ne le laissa pas partir tout de suite, ils parlèrent un moment sans se quitter des yeux. Un instant, Austin, plein d’espoir, crut avoir séduit la femme qu’il avait adulée sur le grand et le petit écrans. Il se faisait des illusions. Se répandant en excuses, Ekhart le quitta bientôt pour s’occuper de ses petits protégés.

Se disant que décidément ce n’était pas son jour, Austin regagna son hôtel pour répondre aux appels de ses collègues de la NUMA et de ses amis. Il se fit monter un filet mignon qu’il savoura en regardant la retransmission de la course à la télévision. Les chaînes ne cessaient de repasser les scènes au ralenti. Austin, lui, se souciait davantage du destin des baleines mortes. Un reporter indiqua que trois d’entre elles allaient être examinées à la base navale. Austin oscillait entre la curiosité et l’ennui. D’après ce qu’il avait vu et entendu, les dépouilles des cétacés ne portaient aucune marque significative. Le sentiment d’échec qui ressortait de cette journée dépassait jusqu’aux regrets qu’il éprouvait d’avoir détruit le bateau paternel. Il heurtait son sens de l’ordre.

L’autopsie semblait tirer à sa fin. Austin demanda au marin de transmettre sa carte de la NUMA à un responsable. Le marin revint accompagné d’un homme très blond d’une quarantaine d’années qui se défit de son ciré et de ses gants maculés de sang, mais conserva son masque de chirurgien. « Mr. Austin, dit-il en lui tendant la main. Jason Witherell du ministère de l’Environnement. C’est un plaisir de vous rencontrer. Je suis heureux que la NUMA s’intéresse à nous. Nous pourrions avoir besoin de vos ressources.

— Nous sommes toujours prêts à aider votre ministère, répondit Austin. Mon intérêt dans cette affaire est plus personnel qu’officiel. Je participais à la course aujourd’hui, lorsque les baleines ont fait leur apparition.

— J’ai vu les images au journal télévisé, fit Witherell en riant. Vous avez réalisé là une manœuvre d’enfer. Désolé pour votre bateau.

— Merci. Je me demandais si vous étiez parvenus à déterminer la cause de leur mort ?

— Bien sûr. Elles ont succombé au MPSE.

— Pardon ? »

Witherell répliqua d’un air satisfait :  « Moi Pas Savoir Exactement. MPSE. »

Austin sourit avec indulgence. Il n’ignorait pas que les pathologistes cultivaient parfois un sens de l’humour assez loufoque. Cela leur permettait de conserver leur équilibre mental. « Pas la moindre petite idée ? »

Witherell dit :  « Pour autant qu’on puisse le déterminer à l’heure actuelle, il n’existe aucune trace de traumatisme ni de toxines. Nous avons analysé les tissus dans l’espoir d’y découvrir un virus. Négatif, jusqu’à présent. L’une des baleines s’est prise dans un filet de pêche, mais cela ne semble pas l’avoir empêchée de manger. Cela ne l’a pas non plus blessée grièvement.

— Donc, pour le moment, vous ne possédez aucun indice qui puisse nous éclairer sur la raison de leur mort ?

— Oh si, nous savons comment elles sont mortes. Asphyxiées. Leurs poumons étaient très abîmés, ce qui a provoqué une pneumonie. Ces organes semblent avoir été endommagés par une chaleur intense.

— De la chaleur ? Je ne suis pas certain de bien comprendre.

— Je vais vous expliquer. Les baleines étaient en partie cuites de l’intérieur et leur peau couverte de cloques.

— Qu’est-ce qui aurait pu produire pareille chose ?

— MPSE », fit Witherell en haussant les épaules.

Austin médita sa réponse. « Si vous ne savez pas quoi, vous savez peut-être quand ?

— C’est difficile à déterminer avec précision. L’exposition initiale ne leur a peut-être pas été fatale instantanément. Les mammifères ont pu tomber malades plusieurs jours avant leur mort, sans que cela les empêche de continuer leur route le long de la côte. On peut imaginer que les petits ont été les plus durement touchés et que les adultes les ont attendus. Il faudrait tenir compte du temps que met un corps pour se décomposer et pour que les gaz issus de la putréfaction le fassent remonter à la surface.

— Donc si vous connaissiez leur itinéraire, vous seriez en mesure de déterminer où elles se trouvaient quand elles sont mortes. En ne négligeant ni le temps où elles se déplaçaient ni celui qu’elles passaient à se nourrir, de même que les courants, bien sûr. » Il hocha la tête. « Quel dommage que les baleines ne puissent nous dire d’où elles viennent. »

Witherell gloussa. « Qui vous dit qu’elles n’en sont pas capables ? Venez donc, je vais vous montrer. »

Ouvrant la marche, le fonctionnaire de l’Environnement passa devant les plateaux en évitant les flaques d’eau sanguinolente qui s’écoulait dans des rigoles. Au voisinage des baleines mortes, la puanteur vous prenait à la gorge, mais Witherell ne semblait pas incommodé. « Celle-ci est un mâle », dit-il en s’arrêtant près de la première carcasse. « Vous comprenez pourquoi on les appelle baleines grises. Leur peau est naturellement sombre, mais marbrée de cicatrices laissées par les bernaches et les poux de baleines. Nous l’avons un peu coupé en tranches, mais au début, quand nous l’avons mesuré, ce spécimen faisait douze mètres cinquante. » Ils continuèrent jusqu’au plateau suivant qui contenait une version miniature de la première baleine. « Ce baleineau, un mâle également, n’a que quelques mois, il y avait d’autres petits, aussi ne savons-nous pas si celui-ci appartenait à cette femelle. » Ils s’étaient arrêtés devant le dernier plateau. « Elle est plus grosse que le mâle. Comme les autres, elle ne porte aucun signe extérieur de blessure ou de lacération. En tout cas, rien qui explique sa mort. Voilà qui pourrait vous intéresser. » Il emprunta un couteau à l’un de ses collègues, grimpa sur le plateau et se pencha sur la nageoire de la baleine. Une minute plus tard, il sautait à terre et tendait à Austin un objet plat et carré fait de métal et de matière plastique. « Un transpondeur ? » s’enquit Austin.

Witherell commenta :  « Chaque mouvement de cette brave dame était suivi par satellite. Si vous trouvez qui surveillait l’animal, vous apprendrez peut-être où et quand.

— Vous êtes un génie, Mr. Witherell.

— Juste un humble serviteur du gouvernement comme vous. J’essaie seulement de faire mon boulot. »

Il soupesa le transpondeur. « Il va falloir que je conserve cet objet, mais il y a un numéro de téléphone inscrit derrière. »

Austin nota les chiffres dans un petit carnet et remercia le patho-logiste pour son aide.

Tandis que Witherell le raccompagnait vers la sortie, Austin lui demanda :  « Dites-moi, selon quels critères avez-vous choisi d’examiner ces baleines-là et pas les autres ?

— Cela s’est fait par le plus grand des hasards. J’ai demandé à la Navy de prendre trois animaux représentatifs dans le tas. Je suppose que quelqu’un à bord a entendu ma demande.

— Si vous aviez eu toutes les carcasses à votre disposition, votre diagnostic aurait-il été plus aisé ?

— J’en doute, dit Witherell d’un ton morne. Toutes ces baleines ont succombé au même mal. Et de toute façon, il est un peu tard pour avoir des regrets. D’après ce que j’ai compris, après l’intervention de la Navy ce qui restait des autres cétacés n’aurait pas suffi à remplir une assiette de sushis. »

Encore cet humour de carabin. Jetant son masque de chirurgien dans une poubelle, Austin regarda une dernière fois les carcasses découpées. Quelle tristesse ! Voilà tout qu’il restait de ces magnifiques créatures marines. Il remercia Witherell et le marin Cummings avant de replonger dans l’air frais de la nuit dont il se gorgea les poumons à plusieurs reprises, comme pour laver son corps et sa mémoire de cette pestilence. De l’autre côté de la baie, un porte-avions éclaboussait les ténèbres de petites lumières semblables à celles d’une ville. Il roula jusqu’à son hôtel et, une fois arrivé, se dépêcha de traverser le hall pour regagner sa chambre. Il voulait passer inaperçu, mais, sur son passage, le personnel et les clients froncèrent le nez, incommodés par l’odeur acre de la mort.

De retour dans sa chambre, Austin jeta le pantalon kaki et la chemise qu’il portait dans un sac de blanchisserie. Il prit une longue douche brûlante, se lava deux fois les cheveux, passa un pantalon et un polo, s’assit confortablement, saisit le téléphone et composa le numéro inscrit sur le transpondeur. Comme il s’y attendait, il fut mis en relation avec une boîte vocale. Le gouvernement n’allait pas payer quelqu’un pour rester assis à attendre des nouvelles d’une baleine errante. Il pourrait s’écouler des jours avant qu’on ne lui réponde. Au lieu de déposer un message, il contacta les quartiers généraux de la NUMA près de Washington et, plus précisément, un service de renseignements téléphoniques branché vingt-quatre heures sur vingt- quatre. Le téléphone sonna une demi-heure après. « Mr. Austin ? Je m’appelle Wanda Perelli. J’appartiens au ministère de l’Intérieur. Quelqu’un m’a appelée de la NUMA pour me signaler que vous me cherchiez. Il paraît que c’est important.

— Oui, merci de votre coup de fil. Je suis navré de vous déranger à votre domicile. Avez-vous entendu parler des baleines grises retrouvées au large de la Californie ?

— Oui. Je me demandais comment vous aviez obtenu mon numéro.

— Il se trouvait sur le transpondeur fixé à la queue d’une baleine femelle.

— Oh mon Dieu ! Daisy. C’était son troupeau. Je la suis à la trace depuis trois ans. Elle fait presque partie de la famille.

— Vous m’en voyez désolé. Il y avait quatorze baleines en tout. Elle se trouvait par hasard parmi celles qui ont été repêchées. »

Elle poussa un profond soupir. « C’est une terrible nouvelle. Nous avons fait l’impossible pour protéger cette espèce et nos efforts commençaient à être couronnés de succès. Nous attendons le rapport du médecin légiste.

— Je reviens du laboratoire d’autopsie. Apparemment il n’y avait aucune trace de virus ni d’agent polluant. Les baleines sont mortes des suites des dégâts causés à leurs poumons par une chaleur intense. Vous avez déjà entendu parler d’une pareille chose ?

— Non. Jamais. Connaît-on la provenance de cette chaleur ?

— Pas encore. Mais si nous savions où se trouvaient les baleines ces derniers jours, nous pourrions éclaircir l’origine de l’incident.

— Je connais bien le troupeau de Daisy. Sa migration est tout à fait remarquable. Ces baleines accomplissent un voyage circulaire de seize mille kilomètres. Durant tout l’été, elles se nourrissent dans les mers arctiques, puis descendent vers la côte Pacifique et les lagons de reproduction du Mexique, en Basse-Californie plus exactement. Elles commencent à se déplacer aux environs de novembre ou décembre et arrivent dans ces eaux au début de l’année suivante. Les femelles pleines ouvrent le chemin, suivies des autres adultes et des jeunes, en file indienne ou deux par deux. Elles se rapprochent pas mal des côtes. Puis, en mars, elles remontent vers le nord. Il arrive que celles qui ont des petits attendent le mois d’avril pour repartir. De nouveau, elles suivent de près le rivage. Leur cheminement est très lent, moins de quinze kilomètres-heure en moyenne.

— Lors de la réunion d’information qui a eu lieu avant la compétition, on nous a mis en garde contre les baleines, mais la course avait été programmée après le passage du dernier troupeau. Pour autant qu’on le sache, il n’y avait aucune baleine dans les parages.

— La seule explication qui me vienne à l’esprit, c’est que vous avez eu affaire à des retardataires. L’un des baleineaux était peut-être tombé malade. Si c’est le cas, le reste du troupeau a dû attendre quelque part qu’il se rétablisse.

— Le pathologiste formait la même théorie. Auriez-vous suivi leur migration ?

— Oui. Avez-vous un ordinateur portable à votre disposition ?

— C’est un objet dont je ne pourrais me passer.

— Bien. Donnez-moi votre adresse e-mail. Je vais aller chercher dans la banque de données et vous recevrez l’information que vous souhaitez à la vitesse de la lumière.

— Merci. Vous me rendez un fier service.

— Il se peut que vous ayez l’occasion de me le revaloir le jour où nous appellerons la NUMA à la rescousse.

— Contactez-moi personnellement, et nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir.

— Merci. Oh, mon Dieu, je n’arrive toujours pas à me faire à l’idée que Daisy soit morte. »

Austin raccrocha, ouvrit son portable IBM et le connecta à la ligne téléphonique. Quinze minutes plus tard, il consultait son courrier électronique. Une carte de l’ouest des États-Unis, du Canada et de l’Alaska apparut sur l’écran. Une ligne en pointillé partait de la mer de Chukchi, passait par le détroit de Bering, puis suivait la côte de l’Amérique du Nord jusqu’à l’extrémité de la péninsule de Basse-Californie, une langue de terre semblable à un doigt. La carte était intitulée « Itinéraire migratoire des baleines. »

Liées à la carte, il trouva des informations spécifiques sur les troupeaux de baleines existants. Austin fit défiler la liste jusqu’à ce qu’il trouve le fichier nommé « Daisy » qui donnait accès à une carte décrivant la route exacte du troupeau auquel appartenait la baleine femelle. Les cétacés avaient voyagé d’une seule traite jusqu’aux côtes de Basse-Californie, au sud de Tijuana où ils s’étaient arrêtés. Après une pause, ils sont repartis vers le nord, en se déplaçant plus lentement qu’avant. À un certain moment, ils se sont mis à tourner en rond, comme désorientés. Austin suivit du regard leur route tortueuse jusqu’au large de San Diego, où elle prenait fin.

Austin sortit du fichier des baleines et appela d’autres sites. Quelques minutes plus tard, il s’appuya au dossier de son siège et joignit les mains en tapotant le bout de ses doigts. La migration des baleines était normale jusqu’à ce qu’elles atteignent un certain secteur. À ce moment-là, quelque chose changeait. Il était en train de se demander ce qu’il convenait de faire à présent quand il entendit quelqu’un entrer. Zavala. « Ton rendez-vous galant est déjà terminé ?

— Ouais, je lui ai dit que je devais rentrer pour veiller sur mon compagnon de chambre malade. »

Austin prit un air alarmé. « Dis donc, tu ne te serais pas cogné la tête aujourd’hui ?

— Je dois admettre que passer sous un bateau fut une expérience mémorable. Je ne considérerai plus les règles nautiques de la même façon désormais.

— Eh bien, sache pour ta gouverne que je me sens bien. Par conséquent, tu peux retourner d’où tu viens et reprendre les choses là où tu les as laissées. »

Zavala s’affala sur le canapé. « Tu sais un truc, Kurt ? Il y a des moments où il faut savoir montrer de la retenue. »

Austin avait l’impression d’avoir devant lui un clone de Zavala, un être dépourvu de la légendaire libido qui le caractérisait. « Je suis parfaitement d’accord avec toi, dit-il prudemment. À présent, dis-moi la vérité.

— Elle a enfreint la règle de Zavala. Je ne sors jamais avec les femmes mariées.

— Comment as-tu appris qu’elle était mariée ?

— C’est son mari qui me l’a dit.

— Oh. Il était costaud ?

— À peine plus petit qu’une bétonnière.

— En effet. Dans ce cas, je crois que tu as pris la décision la plus raisonnable. »

Jœ hocha la tête, guère convaincu. « Bon Dieu, elle était belle, dit-il dans un soupir. Où es-tu allé traîner ?

— J’ai assisté à une autopsie de baleine.

— Et moi qui pensais avoir passé un sale quart d’heure. Il doit exister des trucs plus marrants à faire à San Diego.

— J’en suis persuadé, mais j’étais curieux de savoir ce qui avait tué ces animaux.

— L’ont-ils découvert ?

— Leurs poumons étaient brûlés. Elles sont mortes de pneumonie.

— Bizarre, dit Zavala.

— C’est bien ce que j’ai pensé. Regarde un peu cette carte sur mon ordinateur. Je l’ai eue grâce à un satellite météorologique NOAA. Elle montre la température de l’océan. Tu vois ce petit décrochement rouge, dans les eaux côtières de la péninsule de Basse-Californie ? La température change brusquement.

— Tu veux dire que nos baleines sont tombées malades peu après avoir traversé ce secteur chaud ?

— Peut-être bien. Mais ce qui m’intéresse le plus c’est la cause de ce changement de température.

— Je suppose que tu vas me proposer de faire un petit tour au sud de la frontière.

— Je risque d’avoir besoin d’un interprète. Paul et Gamay ne seront pas de retour à Arlington avant plusieurs jours.

— No problemo. Je tiens absolument à garder le contact avec mes racines mexicaines. »

Il se leva et se dirigea vers la porte. « Où vas-tu ? » demanda Austin.

Zavala regarda la pendule. « La nuit ne fait que commencer. Deux célibataires beaux comme l’enfer et bien sous tous rapports, assis dans leur chambre à parler de baleines mortes et d’eau chaude. Pas bon pour la santé, amigo. J’ai vu une magnifique créature dans le salon quand j’y suis passé tout à l’heure. Elle semblait avoir besoin de compagnie.

— Je croyais que tu renonçais aux femmes.

— Un accès de délire dû à mes blessures. En plus, je crois qu’elle avait une amie, dit Zavala. Et il y a un bon orchestre de jazz, dans le salon. »

La passion d’Austin pour le jazz venait juste après son amour pour les belles femmes et les bateaux rapides. Une tequila au citron vert lui semblait une excellente façon de se remonter le moral. Sans parler d’une présence féminine. Son visage s’illumina d’un large sourire et il referma son ordinateur portable.

5

« Ce repas vous plaît-il ? » s’enquit le Dr Ramirez.

Paul et Gamay échangèrent un regard. « Il est succulent », dit Gamay.  Et curieusement, c’était la pure vérité, pensa-t-elle. Il faudrait qu’elle décrive ce dîner exotique à St. Julien Perlmutter, historien naval et fin gourmet. On leur avait servi des tranches de viande blanche, fines et tendres, épicées d’herbes locales et accompagnées de savoureuses patates douces baignant dans le jus de cuisson, le tout arrosé d’un vin blanc chilien fort respectable. Oh mon Dieu ! Elle avait séjourné dans la jungle si longtemps qu’elle s’était mise à apprécier le tapir rôti. Bientôt elle ne pourrait plus se passer des singes hurleurs.

Paul, en bon yankee, ne se gêna pas pour déclarer :  « Je suis d’accord. C’est formidable. Jamais nous n’aurions pensé que cette bête bizarre serait aussi délicieuse quand nous avons vu ces hommes la sortir de la forêt. »

Ramirez posa sa fourchette. La perplexité se lisait sur son visage. « Une bête ? La forêt... Je crains de ne pas comprendre.

— Le tapir », hasarda Gamay d’un ton hésitant, tout en jetant un coup d’œil sur son assiette.

Ramirez semblait abasourdi. Soudain, sa moustache remua et il partit d’un grand rire en portant sa serviette à ses lèvres. « Vous pensiez... » Il s’esclaffa de nouveau. « Excusez-moi. Je manque à tous mes devoirs. Je m’amuse aux dépens de mes hôtes. Mais je vous assure que l’animal que vous avez vu, et que les hommes ramenaient de la chasse, n’est pas celui qui se trouve dans votre assiette. Pour notre festin, j’ai acheté un porc dans un village voisin. » Il fit une grimace. « Du tapir. J’imagine difficilement le goût que ça peut avoir. C’est peut-être bon, après tout. »

Ramirez remplit les verres et leva le sien pour porter un toast. « Vous me manquerez, mes amis. Votre compagnie fut des plus agréables, et les nombreuses discussions fort plaisantes que nous avons eues autour de cette table m’ont enchanté.

— Merci, dit Gamay. Ce fut une expérience fascinante pour nous. Mais je crois que nous avons vécu aujourd’hui notre journée la plus passionnante.

— Ah, oui, ce pauvre Indien. »

Paul hocha la tête. « Le raffinement de tous les gadgets qu’il transportait avec lui n’en finit pas de m’étonner. »

Ramirez écarta les mains. « Le Peuple des Brumes est une tribu mystérieuse.

— Que savez-vous de ces gens ? » demanda Gamay.

Sa curiosité scientifique était en éveil. Avant qu’elle ne décroche son doctorat de biologie marine auprès de l’Institut océanographique Scripps, elle avait pratiqué l’archéologie sous-marine. Elle avait également suivi de nombreux cours d’anthropologie à l’Université de Caroline du Nord.

Ramirez prit une petite gorgée de vin, hocha la tête comme s’il réfléchissait à la question qui venait de lui être posée, puis ses yeux fixèrent un point dans l’espace tandis qu’il ordonnait ses pensées. Le bourdonnement et la stridulation de millions d’insectes tropicaux entrèrent par les fenêtres voilées. Ce concert nocturne fournissait une musique de fond convenant à merveille au récit des légendes de la forêt tropicale.

Sortant de ses pensées, Ramirez commença ainsi :  « D’abord vous devez comprendre que les choses ont bien changé en quelques années. Aujourd’hui, nous sommes installés ici, dans ce flot de civilisation, avec notre fourneau à gaz propane et notre générateur électrique, mais autrefois nous n’aurions pas survécu plus de quelques minutes, perdus dans cette partie de la jungle. La région était infestée d’Indiens féroces. Les chasseurs de têtes et les cannibales étaient monnaie courante. Tous ceux qui s’aventuraient ici, qu’il s’agisse de missionnaires prêchant la bonne parole ou de trappeurs, étaient considérés comme des intrus et se faisaient systématiquement tuer. Ces peuplades n’ont été pacifiées que tout récemment.

— Sauf les Chulos », l’interrompit Gamay.

— Exact. Ils ont préféré se retirer au cœur de la forêt. Je dois confesser que j’ai appris plus de choses à leur sujet dans cette seule journée que durant les trois années que j’ai passées ici. Il m’est même arrivé de douter qu’ils existent réellement. Les autres Indiens évitent le secteur qui s’étend au-delà des Grandes Chutes. Ils disent que les gens qui pénètrent sur le territoire des Chulos n’en reviennent jamais. Vous l’avez vous-mêmes constaté tout à l’heure, leur crainte n’est pas feinte. Voilà le peu que je sais.

— Et la légende ? » s’enquit Gamay.

— Ils ont la faculté de se rendre invisibles, dit Ramirez dans un sourire. Ils sont capables de voler. Et de traverser les obstacles solides. Ils tiennent plus du fantôme ou de l’esprit que de l’être humain. Les armes ordinaires sont impuissantes contre eux.

— Ce mythe semble avoir vécu. Nous avons bien vu une blessure par balle sur ce cadavre », fit remarquer Paul.

— Certes, acquiesça Ramirez. Il court une autre histoire, encore plus curieuse. Ce serait une tribu matriarcale. Son chef est une femme. Une déesse.

— Une amazone ? » suggéra Gamay.

En manière de réponse, Ramirez sortit un objet de sa poche. Le pendentif que portait l’Indien mort. « Il s’agit peut-être de notre déesse ailée. Il est dit qu’elle protège sa tribu et que sa vengeance est terrible.

— Celle à qui l’on doit obéissance », articula Gamay d’un ton dramatique. « Pardon ? »

Gamay sourit. « Cette phrase est tirée d’un roman d’aventures que j’ai lu quand j’étais jeune. L’histoire d’une déesse qui vécut des milliers d’années sans vieillir. »

Paul saisit le pendentif pour l’étudier de plus près. « Déesse ou non, elle a bien mal protégé l’indigène que nous avons vu. »

Le vieil homme se rembrunit. « Oui, mais en même temps...

— Quelque chose ne va pas ? » dit Gamay.

— Je suis un peu inquiet. L’un des hommes du village est venu me voir pour me dire qu’il semblait y avoir des problèmes dans la forêt.

— Quel genre de problèmes ? » demanda Paul.

— Il n’en savait rien. Mais, selon lui, le meurtre de l’Indien n’y serait pas étranger.

— Comment cela ? » s’enquit Gamay.

— Je n’ai aucune certitude ». Il garda le silence pendant quelques instants. « En ce moment même, dans la forêt, des êtres vivants périssent. Insectes, mammifères, oiseaux ne cessent de lutter pour leur vie. Une lutte terrible. Pourtant, de ce chaos sanglant émerge un équilibre. » On eût dit que ses yeux profondément enchâssés s’assombrissaient encore. « Je crains que le meurtre de l’Indien n’ait troublé cet équilibre.

— La déesse des amazones s’apprête peut-être à déclencher des représailles », fit Paul en lui rendant le médaillon.

Comme un magicien en pleine séance d’hypnose, Ramirez laissa le pendentif se balancer au bout de sa lanière. « En tant qu’homme de science, je dois m’en tenir aux faits. Et c’est un fait que quelqu’un dans le secteur possède une arme et n’hésite pas à s’en servir. De deux choses l’une, soit l’Indien est sorti de son territoire, soit un homme armé y a pénétré.

— Qui pourrait bien être cet homme ? En avez-vous une petite idée ? » demanda Gamay.

— Peut-être. Avez-vous entendu parler de l’industrie du caoutchouc ? »

Les Trout hochèrent la tête en chœur. « Voilà une centaine d’années, les arbres à caoutchouc ne poussaient que dans la jungle amazonienne. Puis un savant britannique en a volé quelques graines qu’il a plantées sur un immense terrain dans l’Est. Aujourd’hui la même chose recommence. Le chaman qui nous a accompagnés dans notre cortège funèbre tout à l’heure joue un peu la comédie quand il prétend chasser les esprits du mal. En revanche, il connaît la valeur médicinale de centaines de plantes croissant dans la forêt tropicale. Des gens débarquent ici en se déclarant scientifiques, mais ce ne sont en fait que des pirates à la recherche d’herbes possédant des vertus curatives. Ils en vendent les brevets aux compagnies pharmaceutiques internationales. Parfois ils travaillent directement pour ces compagnies. Dans les deux cas, ces grands trusts s’enrichissent immensément alors que les indigènes qui ont perpétué ce savoir n’ont rien. Pire encore, certains individus se servent sans rien demander à personne.

— Vous pensez que l’un de ces “pirates” a torturé et abattu l’Indien ? », demanda Paul.

— C’est possible. Quand des millions sont en jeu, la vie d’un pauvre Indien ne vaut rien. Pourquoi l’ont-ils tué ? Je l’ignore. Il est possible qu’il ait seulement vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir. Ces secrets appartiennent aux habitants de la forêt depuis des générations.

— Tente-t-on d’arrêter les agissements de ces individus ? » dit Gamay.

— C’est un vrai problème. Il arrive que des représentants du gouvernement aient partie liée avec les compagnies pharmaceutiques. Les enjeux sont immenses. Le gouvernement se soucie peu de ces peuples. Seul lui importe de vendre au plus offrant le savoir ancestral des indigènes.

— Donc la piraterie n’est absolument pas combattue !

— Pas vraiment. Les universités envoient des équipes de vrais scientifiques pour localiser les pirates. Ils font eux-mêmes des recherches sur les plantes, mais en même temps, ils discutent avec les Indiens et leur demandent s’ils ont vu des étrangers un peu trop curieux. Nos voisins brésiliens ont tenté d’arrêter le pillage des ressources génétiques. Ils sont allés jusque devant les tribunaux pour intenter une action contre un savant ayant catalogué les graines et les écorces que les Indiens utilisent dans un but curatif et l’ont accusé de voler le savoir du peuple indigène.

— Un grief difficile à prouver », nota Paul.

— Je suis d’accord. Le Brésil tente également de réformer sa législation dans le but de protéger la bio-diversité. Nous faisons donc des progrès, mais ils sont lents, il s’agit de se battre contre des compagnies pharmaceutiques disposant de ressources qui se chiffrent en milliards de dollars. La lutte n’est guère équilibrée. »

Une pensée traversa l’esprit de Gamay. « Votre université participe-t-elle à cette mission ?

— Oui, avoua-t-il. Nous envoyons des équipes de temps à autre. Mais faire la police vingt-quatre heures sur vingt-quatre nécessite un argent que nous n’avons pas. »

Ce n’était pas la réponse que Gamay attendait, pourtant elle n’insista pas. « J’aimerais que nous puissions faire quelque chose.

— Vous le pouvez », répondit Ramirez avec un large sourire. « Je voudrais vous demander une faveur. Mais je vous en prie, ne vous sentez pas obligés de me l’accorder.

— Dites toujours », l’encouragea Paul.

— Très bien. À quelques heures d’ici se trouve un autre campement au bord de la rivière. Le Hollandais qui vit là-bas ne possède pas de radio. Ils ont pu entendre dire qu’un Chulo avait été tué. En tout cas, on devrait le tenir au courant, si jamais il y avait des répercussions. » Il tendit la jambe. Sa cheville s’ornait d’un gros bandage. « Je peux à peine marcher, il ne s’agit sans doute pas d’une fracture, mais d’une mauvaise foulure. Je me demandais si vous accepteriez de vous y rendre à ma place. Vous pourriez y faire un saut.

— Et le bateau de ravitaillement ? » demanda Gamay.

— Son arrivée est repoussée, comme il fallait s’y attendre. Il fera halte pour la nuit et ne repartira que le lendemain matin. Vous devriez être rentrés à ce moment-là.

— Nous irions bien volontiers », dit Gamay.  Quand elle vit le regard narquois de son mari, elle suspendit brusquement sa phrase. « Si Paul est d’accord.

— Eh bien...

— Oh, je suis navré. Ma requête a créé une dissension conjugale.

— Oh, non, fit Paul pour le rassurer. C’est simplement ma prudence naturelle. Je ne suis pas né en Nouvelle-Angleterre pour rien. Nous serions très heureux de vous aider, bien entendu.

— Splendide. Je demanderai à mes hommes de rassembler des vivres pour vous et du carburant pour mon bateau. Il sera plus rapide sur la rivière que votre canot pneumatique. Vous ferez l’aller-retour dans la journée.

— Je croyais que vous n’aviez que des pirogues dans ce village », s’étonna Gamay.

Ramirez sourit. « Elles suffisent à l’essentiel de mes besoins, c’est vrai, mais parfois on doit recourir à des moyens de transport plus efficaces. »

Elle haussa les épaules. « Parlez-nous de cet homme que vous appelez le Hollandais.

— En fait, Dieter est allemand. C’est un commerçant, marié à une femme de la région, il lui arrive de venir par ici, mais la plupart du temps il envoie ses hommes une fois par mois avec une liste de denrées que nous transmettons au bateau de ravitaillement. Je trouve qu’il a un sale caractère, mais ce n’est pas une raison pour qu’on ne le prévienne pas d’un danger éventuel. » Ramirez fit une pause. « Vous n’êtes pas obligés d’y aller. Après tout, cela ne vous concerne pas, et vous êtes des scientifiques, pas des aventuriers. Surtout la belle Señora Trout.

— Je pense que nous saurons nous débrouiller », répliqua Gamay en regardant son mari d’un air amusé.

Ce n’étaient pas des paroles en l’air. En tant que membres de l’équipe des missions spéciales de la NUMA, Paul et elle avaient dû accomplir nombre de missions dangereuses. Quelque séduisante qu’elle fût, Gamay n’était pas une fleur délicate. Enfant, elle avait été un vrai garçon manqué. À Racine, dans le Wisconsin, où elle était née, elle avait fait partie d’une bande de galopins. Et, depuis toujours, elle se sentait à l’aise dans la compagnie des hommes. « Eh bien, dans ce cas, tout le monde est d’accord. Après le dessert, nous prendrons un verre de cognac et irons nous coucher pour pouvoir être debout aux premières lueurs de l’aube. »

Quelques instants plus tard, les Trout avaient regagné leur chambre et s’apprêtaient à se coucher quand Gamay demanda à Paul :  « Pourquoi as-tu hésité à aider le Dr Ramirez ?

— Pour deux raisons. D’abord le fait que ce petit voyage supplémentaire n’a rien à voir avec notre mission initiale. »

Paul esquiva l’oreiller qu’elle lui jeta à la tête. « Depuis quand te caches-tu derrière le règlement de la NUMA ? » s’exclama Gamay.

— Je fais comme toi. Je m’en sers quand ça m’arrange. Je l’ai un peu malmené, ce règlement, mais jamais je ne l’ai transgressé.

— Alors contentons-nous de le malmener encore un peu. On dira que la rivière fait partie intégrante de l’océan et que, dès lors, tout cadavre humain qu’on y trouve doit faire l’objet d’une enquête de l’équipe des missions spéciales de la NUMA. Dois-je te rappeler que l’équipe a été formée précisément pour fourrer son nez dans des affaires qui n’intéressent personne d’autre ?

— Tu vends bien ta salade, mais ne surestimes pas trop ton pouvoir de persuasion. Si tu n’avais pas suggéré de t’occuper de la chose, c’est moi qui l’aurais fait. En me basant sur des arguments tout aussi faibles, qui plus est. J’ai une aversion pour les gens qui tuent impunément.

— Moi de même. Par où pourrions-nous commencer ? As-tu une petite idée là-dessus ?

— J’y ai déjà réfléchi. Ne te laisse pas abuser par mon naturel taciturne. Tu sais bien que tous les habitants de Cape Cod sont ainsi.

— Je ne ferais jamais pareille chose.

— Pour revenir à ta première question, si j’ai hésité c’est que j’ai été surpris. C’était la première fois que Ramirez faisait allusion à ce bateau. Il nous avait donné l’impression de n’utiliser que des pirogues. Te souviens-tu du jour où il a vu notre malheureux canot gonflable ? Il a fait tout un cinéma parce qu’il le trouvait grand. Un jour que je furetais dans le coin, je suis tombé sur une cabane abritant un canot pneumatique. »

Elle se redressa sur un coude. « Un canot pneumatique ! Pourquoi ne nous en a-t-il jamais parlé ?

— Je crois que la réponse est évidente. Il voulait que personne ne connaisse son existence. Je pense que notre ami Ramirez est un type plus complexe qu’il n’y paraît.

— J’ai la même sensation. Je pense qu’il avait vraiment l’intention de nous envoyer, nous les drôles de savants, sur une mission potentiellement dangereuse. Nous lui avons suffisamment parlé de l’équipe des missions spéciales pour qu’il sache ce que nous faisons quand nous ne répertorions pas les dauphins de rivière, il souhaitait sans doute que la NUMA fourre son nez dans cette affaire.

— On dirait qu’il nous a bien manipulés, mais je ne suis pas certain qu’il ait agi uniquement par machiavélisme.

— J’ai une idée, dit Gamay. Il parlait d’universitaires se comportant comme des bio-policiers. Il est lui-même universitaire. Ne s’agirait-il pas d’une sorte d’appel du coude ?

— J’ai remarqué. » Paul s’étira et ferma les yeux. « Tu penses donc qu’il s’agit d’un bio-flic déguisé en botaniste ?

— Ça tiendrait debout. » Gamay médita une seconde. « Je dois avouer que mon principal intérêt dans cette enquête se trouve à l’intérieur des sacs que nous avons trouvés sur le Chulo. Cela m’intrigue qu’un Indien issu des confins de la forêt possède tous ces joujoux sophistiqués. Pas toi ? »

Aucun son ne lui parvint hormis un souffle paisible. Paul, qui possédait le talent de s’endormir sur commande, venait de l’exercer une nouvelle fois. Gamay hocha la tête, remonta le drap sur ses épaules et imita son mari. Ils se lèveraient avec le soleil et elle savait que la journée du lendemain serait longue.

6

Le douanier mexicain se pencha à sa fenêtre et lorgna les deux hommes assis dans la camionnette Ford blanche. Ils portaient des shorts et des T-shirts élimés, des lunettes de soleil Poster Grant et des casquettes de base-ball marquées au logo d’une boutique d’articles de pêche. « La raison de votre visite ? » demanda le douanier à l’homme costaud qui était assis au volant. Sans se retourner, le conducteur désigna du pouce les cannes et le matériel de pêche entreposés à l’arrière. « On va pêcher.

— J’aimerais bien me joindre à vous », dit le douanier avec un sourire, et il leur fit signe de continuer vers Tijuana.

Tandis qu’ils s’éloignaient, Zavala qui occupait la place du passager, s’étonna :  « Pourquoi jouer à James Bond ? On n’avait qu’à lui sortir nos cartes de la NUMA. » Austin fit un large sourire. « C’est plus drôle comme ça.

— Encore heureux qu’on ne nous ait pas pris pour des terroristes ou des passeurs de drogue. Il est vrai que notre allure soignée ne correspond pas à ce genre de profil.

— Je préfère penser que nous sommes des maîtres du déguisement. »

Austin regarda Zavala et hocha la tête. « En tout cas, j’espère que tu as emporté ton passeport américain. Je ne voudrais pas que tu restes coincé au Mexique.

— Pas de problème. Ce ne serait pas la première fois qu’un Zavala passerait la frontière en fraude. »

Dans les années 60, les parents de Zavala avaient quitté Morales, au Mexique, où ils étaient nés et avaient grandi, pour traverser à gué le Rio Grande. Bien qu’enceinte de sept mois, sa mère était bien déterminée à quitter le Mexique pour commencer une nouvelle vie dans El Norte avec son bébé. Ils cheminèrent jusqu’à Santa Fe, au Nouveau-Mexique, où Zavala vit le jour. Grâce à ses talents de charpentier et de sculpteur sur bois, son père réussit à se constituer une vaste clientèle parmi les riches qui se faisaient bâtir des maisons à la mode dans la région. Ces mêmes personnes usèrent de leur influence pour lui permettre d’obtenir sa carte verte et plus tard sa naturalisation.

La camionnette avait été empruntée à l’équipe technique de la Red Ink parce qu’on ne pouvait faire entrer de véhicules de location au Mexique. Ils quittèrent leur hôtel de San Diego, mirent cap au sud et traversèrent Chula Vista, la ville frontière mi-américaine mi-mexicaine. Une fois arrivés au Mexique, ils longèrent les bidonvilles tentaculaires de Tijuana, puis s’engagèrent sur la MEX1, la Carreterra Transpeninsula, l’autoroute qui traverse la Basse-Californie sur toute sa longueur. Après El Rosarita et sa concentration de boutiques de souvenirs, de motels et de baraques de tacos, le charivari commercial commença à s’espacer. Bientôt l’autoroute se trouva bordée sur la gauche de champs cultivés et de collines dénudées, puis ils aperçurent la baie d’émeraude qu’on appelle Todos Los Santos. Une heure environ après avoir quitté Tijuana, ils s’arrêtèrent à Ensenada.

Austin avait découvert cette ville vivant du tourisme et de la pêche à l’époque où il avait participé à la course à la voile Newport-Ensenada dont l’arrivée officieuse était fixée au Hussong’s Cantina, un vieux bar miteux au sol couvert de sciure. Avant que la nouvelle autoroute n’amène jusque-là les touristes et leurs dollars, la Basse-Californie du Nord était vraiment une « frontière ». À sa grande époque, le Hussong’s était fréquenté par les personnages locaux hauts en couleur, des types farouches. Des marins, des pêcheurs et des coureurs automobiles traînaient dans cette ville, dernier avant-poste de la civilisation avant La Paz, sur cette péninsule longue de mille trois cents kilomètres. Le Hussong’s était l’un de ces bars légendaires, comme le Foxy’s sur les Des Vierges ou Capt’n Tony’s à Key West, où tout le monde était allé boire un verre un jour ou l’autre. En pénétrant dans le café, Austin fut rassuré d’apercevoir quelques piliers de bar débraillés qui lui rappelèrent le bon temps où la tequila coulait à flots pendant que la police faisait la navette entre la cantina et la taule du coin.

Ils s’assirent à une table et commandèrent des huevos rancheros. « Ah, divine nourriture ! » s’exclama Zavala en savourant une bouchée d’œufs brouillés nappés de sauce. Austin était resté à observer la tête d’élan morose suspendue au-dessus du comptoir. Il avait l’impression de l’avoir toujours vue là. Comment un élan avait-il bien pu arriver jusqu’au Mexique ? Toujours plongé dans ses pensées, il reporta son attention vers la carte de la Basse-Californie dépliée devant lui sur la table, près de la photo satellite indiquant la température de l’eau. « C’est là que nous allons, dit-il en désignant un point sur la carte. La température anormale se trouve au voisinage de cette anse. »

Zavala termina son repas avec un sourire béat puis ouvrit le guide Beadecker’s du Mexique. « Il est dit ici que la ballena gris ou baleine grise séjourne dans ces eaux de décembre à mars pour s’accoupler et donner naissance aux petits. Elles peuvent peser jusqu’à vingt-cinq tonnes et mesurer entre trois et quinze mètres de long. Durant l’accouplement, le mâle maintient la femelle pendant qu’un autre mâle... »  Il grimaça.  « Je pense que je vais passer ces lignes. Ces baleines ont presque été exterminées par la pêche commerciale, mais, en 1947, elles sont devenues une espèce protégée. »  Il suspendit sa lecture.  « Permets-moi de te poser une question. Je sais que tu respectes profondément tout ce qui nage dans la mer, mais je ne t’ai jamais considéré comme un amoureux des baleines. Pourquoi cet immense intérêt, soudain ? Pourquoi ne pas laisser se débrouiller le ministère de l’Environnement ou celui de la Pêche et de la Nature ?

— Bonne question. Je pourrais répondre que je veux découvrir ce qui se trouve à l’origine de la série d’événements qui ont abouti au naufrage du bateau de papa. Mais il existe une autre raison que je ne parviens pas à analyser. » Une expression pensive passa dans le regard d’Austin. « Cela me rappelle certaines plongées terrifiantes que j’ai vécues. Tu vois le truc ? Tu nages, tout semble aller pour le mieux, puis tes cheveux se dressent sur ta tête, tes tripes se tordent et tu as la désagréable impression que tu n’es pas seul, que quelque chose te regarde. Quelque chose d’affamé.

— Je comprends, dit Zavala d’un air rêveur. Mais en général, cela ne s’arrête pas là. Moi j’imagine que le requin le plus gros, le plus vicieux, le plus vorace de l’océan se tient derrière moi, en se disant que ça fait une paie qu’il n’a pas dégusté de la vraie cuisine mexicaine. » Il enfourna une autre bouchée de huevos. « Mais quand je regarde autour de moi, il n’y a rien, ou peut-être un vairon pas plus gros que mon doigt.

— La mer est enveloppée de mystères », dit Austin, le regard perdu dans le lointain.

— C’est une devinette ?

— Dans un sens. Cette phrase est tirée de Joseph Conrad. « La mer ne change jamais, et ses œuvres, dans la bouche des hommes, sont enveloppées de mystères. » »  Austin tapotait la carte du bout des doigts. « Des baleines meurent tous les jours. Certaines de mort naturelle. D’autres se prennent dans des filets de pêche et meurent de faim, ou elles finissent harponnées par un navire, ou bien empoisonnées parce que certaines personnes estiment normal d’utiliser la mer comme une décharge de produits toxiques. » Il fit une pause. « Mais l’affaire qui nous occupe n’entre dans aucune de ces catégories. Même sans l’entremise des humains, la nature ne cesse de se détraquer. Elle ajuste et réajuste constamment. Mais cela n’a rien d’une cacophonie. C’est comme une improvisation donnée par un bon groupe de jazz, Ahmad Jamal au piano solo, s’envolant tout seul pour rattraper sa section rythmique un peu plus loin. » Il éclata de rire. « Bon Dieu, je raconte n’importe quoi.

— N’oublie pas que j’ai vu ta collection de jazz, Kurt. Tu prétends donc qu’il y a une fausse note dans cette histoire.

— Je dirais plutôt une dissonance universelle. » Il s’accorda encore un instant de réflexion. « Je préfère ton analogie. J’ai la sensation qu’un gros salopard de requin est tapi quelque part dans l’ombre et se pourlèche les babines. »

Zavala repoussa son assiette vide. « Comme ils disent au pays, le meilleur moment pour pêcher c’est quand les poissons ont faim.

— J’avais cru comprendre que tu étais né au cœur du désert, amigo », lança Austin en se levant. « Mais je suis d’accord avec toi. Allons à la pêche. »

Après Ensenada, ils reprirent l’autoroute et foncèrent vers le sud. Comme au sortir de Tijuana, les zones commerciales se raréfièrent et disparurent. L’autoroute se réduisit à une route à deux voies qu’ils quittèrent après Maneadero pour suivre des routes de campagne longeant des champs cultivés, des fermes éparses et d’anciennes missions. Enfin ils arrivèrent dans une région rude et solitaire, parsemée de petites collines brumeuses qui plongeaient dans la mer. Faisant office de navigateur, Zavala vérifia la carte. « Nous y sommes presque. Juste après le tournant », dit-il.

Austin ne savait pas ce qu’il allait trouver. Et pourtant, lorsqu’ils franchirent le virage, il fut surpris de voir apparaître un écriteau aux lettres bien dessinées, leur annonçant en espagnol et en anglais qu’ils avaient pénétré sur le territoire de la Baja Tortilla Company. Il se gara sur le bas-côté de la route. La pancarte trônait au début d’une longue allée argileuse bordée d’arbres. Tout au fond, se profilait un grand bâtiment.

Austin se pencha sur le volant et remonta ses Poster Grants sur son front. « Tu es sûr que c’est le bon endroit ? »

Zavala tendit la carte à son coéquipier pour qu’il l’examine. « C’est bien là, affirma-t-il. On dirait que nous avons fait tout ce chemin pour rien.

— Peut-être pas, répliqua Zavala. Les huevos rancheros étaient succulents et j’ai un nouveau T-shirt Hussong’s Cantina. »

Austin plissa les yeux. « Trop beau pour être vrai. La pancarte dit “Bienvenue à nos visiteurs”. Pendant que nous y sommes, prenons-les au mot. »

La camionnette quitta la route et roula pendant une centaine de mètres jusqu’à un parking bien entretenu, couvert de gravier. L’emplacement réservé aux visiteurs était nettement indiqué. Plusieurs voitures immatriculées en Californie et deux autocars de tourisme étaient stationnés devant le bâtiment, une structure en aluminium ondulé dotée d’une façade en crépi, d’un portail et d’un toit de tuiles dans le style espagnol. Une odeur de pain au maïs s’engouffra par les vitres ouvertes de leur véhicule. « Une couverture diaboliquement intelligente, dit Zavala. Je ne m’attendais guère à voir une enseigne au néon annonçant : “Les types qui ont tué les baleines vous souhaitent la bienvenue.”

— Nous aurions dû venir armés, dit Zavala avec une gravité feinte. On ne sait jamais, une tortilla sauvage pourrait nous sauter dessus ! J’ai entendu dire qu’un type s’était fait malmener par un burrito à Nogales...

— Garde ça pour le voyage de retour. » Austin descendit de la camionnette et, suivi de Zavala, s’avança vers la porte principale en bois sombre superbement sculpté.

Ils pénétrèrent dans un hall d’entrée blanchi à la chaux. Une jeune Mexicaine souriante installée derrière un comptoir les accueillit. « Buenos dias, dit-elle. Vous avez de la chance. La visite de la fabrique de tortillas vient juste de commencer. Vous ne feriez pas partie d’un groupe de touristes en croisière, par hasard ? »

Austin étouffa un sourire. « Non, nous sommes venus par nos propres moyens. Nous passions dans le coin quand nous avons vu la pancarte. »

Elle sourit de nouveau et leur demanda de se joindre à un groupe de personnes du troisième âge, des Américains pour la plupart, et du Midwest de surcroît, à en juger d’après leur accent. L’hôtesse d’accueil, qui faisait aussi fonction de guide, les conduisit dans la boulangerie. « Au Mexique, le maïs a toujours été la principale source de subsistance, et les tortillas ont constitué la nourriture de base pendant des siècles, aussi bien pour les Indiens que pour les colons espagnols. » Ouvrant la marche, elle s’avança vers des sacs de maïs qu’on vidait dans des machines broyeuses. « Pendant de nombreuses années, les gens ont fabriqué leurs tortillas chez eux. Le grain était moulu pour donner de la farine. On le mélangeait à de l’eau pour produire la masa, puis on le roulait, le coupait, le pressait et le pétrissait à la main. Avec l’augmentation de la demande venant du Mexique et surtout des États-Unis, l’industrie de la tortilla s’est centralisée. Cela nous a permis de moderniser nos installations de production et d’obtenir des modes de fabrication plus efficaces et plus hygiéniques. »

Austin, qui traînait avec Zavala derrière les autres visiteurs, dit à voix basse :  « Puisque le marché principal des galettes mexicaines se trouve aux États-Unis, pourquoi cette usine n’est-elle pas implantée plus près de la frontière ? Pourquoi les fabriquer si loin pour ensuite les transporter vers le nord par l’autoroute ?

— Bonne question, fit Zavala. Le commerce de la tortilla au Mexique est un monopole jalousement défendu par des types possédant d’étroites accointances avec le gouvernement. C’est une industrie qui pèse un milliard de dollars. Ils avaient peut-être de bonnes raisons pour installer cette usine si loin dans le Sud, mais pourquoi au bord de l’océan ? Un chouette endroit pour un hôtel de luxe, mais pas pour une affaire comme celle-là. »

Le groupe passa devant les pétrins dont le contenu se déversait dans des machines qui produisaient des centaines de tortillas à la minute. Les minces galettes se déposaient sur des tapis roulants. Toute l’opération était supervisée par des ouvriers vêtus de blouses immaculées et coiffés de casquettes en plastique. La guide conduisait les visiteurs vers les secteurs réservés à l’emballage et au transport lorsqu’Austin aperçut une porte où des mots en espagnol étaient inscrits. « Réservé au personnel ? » demanda-t-il à Zavala.

Jœ fit un signe affirmatif de la tête. « J’ai appris tout ce que je voulais savoir sur les burritos et les enchiladas. » Austin fit un pas de côté et tenta d’ouvrir la porte. Elle n’était pas verrouillée. « Je vais jeter un coup d’œil. » Contemplant le physique imposant d’Austin et ses cheveux aux reflets argentés, Zavala dit :  « Avec tout le respect que je dois à tes talents d’espion, on ne risque pas de te confondre avec les gens qui travaillent ici. Je serais moins voyant qu’un gringo de deux mètres arpentant les couloirs. »

Zavala avait marqué un point. « OK, va donc voir. Sois prudent. Je te retrouve à la fin de la visite. Si la guide demande où tu es, je dirai que tu as dû aller aux toilettes. »

Zavala lui fit un clin d’œil et se glissa par la porte entrebâillée. Il était persuadé de pouvoir se sortir de presque toutes les situations et prévoyait déjà de raconter qu’il s’était perdu en cherchant le bano. Il se retrouva dans un long couloir dépourvu de fenêtres. Pour seule ouverture, il y avait une porte d’acier, tout au bout, sur laquelle il colla l’oreille. N’entendant rien, il fit jouer la poignée. La porte était fermée à clé.

Il prit au fond de sa poche un couteau suisse amélioré qui aurait pu lui valoir d’être arrêté dans les pays où la possession d’outils de cambrioleurs est illégale. Les ustensiles habituels comme ciseaux, lime à ongles et ouvre-bouteille avaient été remplacés par des pics censés crocheter les serrures les plus courantes. Au quatrième essai, il entendit un déclic. La porte s’ouvrit. Derrière, commençait un autre corridor. Contrairement au premier, celui-ci comportait plusieurs portes. Elles étaient toutes verrouillées sauf une, qui donnait dans un vestiaire.

Les casiers étaient bien fermés et, s’il en avait eu le temps, il aurait pu les ouvrir avec ses pics, il consulta sa montre. La visite allait bientôt se terminer. Sur le mur devant lui, s’alignaient des étagères où s’entassaient des blouses blanches bien pliées. Il en trouva une à sa taille et l’enfila. Dans une armoire à fournitures, il découvrit un bloc-notes, il ressortit et s’avança vers une troisième porte, verrouillée elle aussi, qu’il parvint à ouvrir après quelques tentatives.

Il déboucha sur une plate-forme surplombant une vaste salle et se ramifiant en une série de passerelles qui croisaient un réseau de canalisations verticales et horizontales reliées entre elles. Un bourdonnement assourdi, comme celui d’une machinerie, emplissait l’air. Il n’en pouvait déterminer la source. Il descendit quelques marches. Les conduits sortaient du sol, avant de s’enfoncer à angle droit dans le mur. La tuyauterie de l’usine de tortillas, supposa-t-il. Sur un côté de la salle, une autre porte s’ouvrit sans difficulté, il l’entrebâilla avec maintes précautions. Une brise venant de l’océan lui rafraîchit le visage.

Il eut un hoquet de surprise. Il se tenait sur une petite terrasse aménagée dans la paroi d’une falaise. Quelque soixante mètres plus bas, s’étendait un lagon. La vue était magnifique et, de nouveau, il se dit qu’on aurait mieux fait de bâtir un hôtel qu’une usine sur un site aussi remarquable. L’usine devait se trouver derrière lui, sur la falaise, mais de là où il était, il ne pouvait la voir. Encore une fois, il baissa les yeux. Sur le rivage, les vagues se fracassaient contre les rochers déchiquetés en formant des rides d’écume. Sur un bord de la terrasse, il remarqua un portillon donnant dans le vide. Pas la moindre trace de marches. Bizarre. À quelque distance du portillon, un rail de métal descendait le long de la falaise et disparaissait dans l’eau.

Il le suivit des yeux jusqu’au lagon où il aperçut une zone sombre. L’eau n’avait pas la même couleur à cet endroit-là, peut-être à cause du varech ou d’une autre plante marine flottant sur les rochers. Soudain il se produisit un bouillonnement intense, au pied de la falaise. Un gros objet brillant en forme d’œuf fit surface et se mit à escalader l’à-pic. Bien sûr ! Le rail servait à l’ascenseur. L’œuf continuait à monter. Dans quelques secondes, il arriverait près de lui. Zavala recula et se réfugia dans la grande salle aux tuyaux, en prenant soin de laisser la porte entrouverte.

L’œuf, une structure de verre ou de plastique fumé se confondant avec la paroi de la falaise, s’immobilisa au niveau de la terrasse. Une porte s’ouvrit et deux hommes en blouse blanche apparurent. Zavala se précipita vers les escaliers. Quelques instants plus tard, il avait rejoint le vestiaire où il se débarrassa de son vêtement, le plia aussi soigneusement que possible avant de s’engouffrer dans les corridors menant à la boulangerie. Personne ne le vit revenir dans le secteur ouvert au public. Il courut dans la direction qu’Austin et les touristes avaient prise. Le voyant approcher, la guide lui lança un regard interloqué et point trop aimable. « Je cherchais le baño. »

Elle rougit et dit :  « Oh oui. Je vais vous l’indiquer. » Elle frappa dans ses mains pour solliciter l’attention du groupe. « La visite est bientôt terminée. » Elle tendit à chacun un paquet contenant quelques échantillons de tortillas et reconduisit les touristes dans le hall d’entrée. Tandis que les voitures et les autocars démarraient, Austin et Zavala échangèrent leurs impressions. « À en juger d’après ton regard, je suppose que ta petite expédition a été fructueuse.

— J’ai découvert quelque chose. Seulement je ne sais pas ce que c’est. » Zavala se lança dans un bref résumé de ses trouvailles. « Le fait qu’ils aient caché quelque chose sous l’eau laisse penser qu’ils ne veulent pas qu’on sache ce qu’ils fabriquent », dit Austin. « Si nous faisions une petite promenade ? »

Ils contournèrent l’usine, mais, au bout de quelques pas, rencontrèrent une haute barrière grillagée surmontée de fils de fer barbelés. Dressée à plusieurs dizaines de mètres du bord de la falaise, la clôture les empêchait d’atteindre la mer. « C’est raté pour la vue sur l’océan, dit Zavala. Allons de l’autre côté de la baie, pour voir si nous pouvons passer. »

Les deux hommes regagnèrent le pick-up et repartirent sur la route. Plusieurs sentiers menaient à la mer, mais la barrière interdisait tout accès. Ils étaient sur le point de renoncer quand, sur l’un des sentiers, ils virent arriver un homme muni d’une canne à pêche et d’un panier rempli de poissons. Zavala l’interpella et lui demanda s’il était possible de descendre jusqu’à la rive. D’abord, l’homme se montra méfiant. Il devait croire qu’ils travaillaient pour l’usine de tortillas. Mais lorsque Zavala sortit un billet de vingt dollars de son portefeuille, le visage de l’homme s’éclaira et il devint plus bavard. Oui, il y avait effectivement une barrière, mais on pouvait se glisser en dessous à un certain endroit.

Il les entraîna sur un chemin étroit traversant des buissons qui leur arrivaient à l’épaule, désigna un point du grillage et s’en retourna en serrant son billet dans son poing. Au niveau du sol, la barrière était recourbée et un trou apparaissait en dessous. Zavala se glissa aisément de l’autre côté, puis souleva le grillage pour permettre à Austin de passer. Ensuite, ils suivirent le sentier broussailleux et atteignirent enfin l’extrémité la plus méridionale du promontoire entourant le lagon.

Des traces de pas, sans doute laissées par les pêcheurs, descendaient le long de la pente la moins escarpée. Les hommes de la NUMA étaient plus intéressés par la vue dégagée sur l’anse. Sous cet angle, la charpente de métal sombre ressemblait à une redoute sinistre tout droit sortie de Conan le Barbare. Austin observa le bâtiment à travers ses jumelles qu’il pointa ensuite vers la falaise. À l’endroit où Zavala avait découvert le rail et l’ascenseur, la lumière du soleil se reflétait sur une structure métallique. Son regard dériva vers l’embouchure du lagon, là où les rouleaux se fracassaient contre les rochers, puis se reporta vers l’usine. « Ingénieux, dit Austin avec un petit rire. Implantez une grosse usine ici dans les broussailles, et tout le monde en parlera, notre ami pêcheur le premier. Mais laissez-la à la vue, invitez le public à la visiter librement chaque jour, et vous obtiendrez une couverture imparable pour une opération clandestine. »

Zavala lui emprunta ses jumelles pour observer la falaise qui leur faisait face. « Pourquoi un ascenseur amphibie ?

— Je n’ai pas de réponse, dit Austin en secouant la tête. Je pense que nous avons vu tout ce que nous devions voir. »

Espérant repérer les signes d’une activité humaine autour du bâtiment ou sur la falaise, ils traînèrent encore quelques minutes, mais le seul mouvement perceptible était celui des oiseaux de mer. Ils firent demi-tour. Un moment plus tard, ils repassaient la barrière. Zavala aurait aimé demander au pêcheur ce qu’il savait au sujet de l’ascenseur ou s’il avait remarqué quelque chose d’inhabituel dans le lagon, mais, une fois l’argent empoché, l’homme avait disparu. Ils regagnèrent leur véhicule et roulèrent en direction du nord.

Austin conduisait sans parler. Zavala savait d’expérience que son partenaire concoctait un plan dont il ne lui exposerait les détails que lorsqu’il l’aurait entièrement élaboré. Après avoir dépassé Ensenada, Austin sortit de son mutisme :  « Est-ce que la NUMA effectue encore ces essais en mer aux environs de San Diego ?

— Oui, je crois bien. J’avais justement l’intention d’aller voir comment les choses se passaient, après la course. »

Austin acquiesça d’un hochement de tête. Durant le voyage de retour, ils bavardèrent un peu, échangeant des anecdotes sur leurs aventures passées et leurs frasques de jeunesse au Mexique. La longue file de voitures massées à la frontière avançait à une allure d’escargot. Pour gagner du temps, ils sortirent leurs cartes officielles de la NUMA et franchirent rapidement la douane. De retour à San Diego, ils roulèrent en direction de la baie, garèrent la camionnette près d’une vaste marina municipale et longèrent une jetée où étaient amarrés des douzaines de bateaux à voile et à moteur. Au bout d’un quai réservé aux gros navires, mouillait un vaisseau d’environ vingt-six mètres de long. Sur sa coque bleu-vert étaient peintes en blanc les lettres « NUMA ».

Ils s’engagèrent sur la passerelle et, avisant un homme d’équipage qui bricolait sur le pont, lui demandèrent si le capitaine était à bord. Le marin les conduisit jusqu’à la passerelle de commandement, où un homme mince au teint olivâtre se tenait penché sur des cartes. Jim Contos était considéré comme l’un des meilleurs capitaines de la flotte de la NUMA. Fils d’un pêcheur d’épongés de Tarpon Springs, il naviguait depuis qu’il était en âge de marcher. « Kurt, Jœ », fit Contos avec un grand sourire. « Quelle agréable surprise ! J’ai entendu dire que vous étiez dans les parages, mais je n’aurais jamais imaginé que vous honoreriez le Sea Robin de votre présence. Sur quel coup êtes-vous ? » Il jeta un coup d’œil à Zavala. « Je sais que tu es toujours sur un bon coup. »

Sur les lèvres de Zavala se dessina l’habituel petit sourire. « Kurt et moi participions à la course qui s’est disputée hier. »

Le visage de Contos s’assombrit. « Oui, j’ai appris ce qui était arrivé à votre bateau. Vous m’en voyez vraiment navré.

— Merci, dit Austin. Alors tu dois être au courant pour les baleines grises.

— En effet... une histoire fort étrange. Savez-vous ce qui les a tuées ?

— Nous pourrions le découvrir grâce à toi.

— Bien sûr, je ne demande qu’à vous aider.

— Nous aimerions emprunter le Sea Robin et le mini-sub afin d’effectuer une petite plongée au sud de la frontière. »

Contos éclata de rire. « Vous ne plaisantiez pas quand vous parliez d’une grande faveur. » Il réfléchit un instant puis haussa les épaules. « Pourquoi pas ? Nous allons bientôt terminer nos essais en mer. Si vous pouvez obtenu- l’autorisation orale de faire des recherches dans les eaux mexicaines, je suis partant. »

Austin hocha la tête et appela immédiatement la NUMA. Au bout de quelques minutes de conversation, il passa le téléphone cellulaire à Contos. Ce dernier écouta, approuva de la tête, posa quelques questions puis raccrocha. « On dirait que nous allons appareiller pour le Sud. Gunn a donné son feu vert. » Rudi Gunn était le directeur des opérations de la NUMA en poste à Washington. « Deux jours au plus. Il veut que Jœ et toi rentriez rapidement. Il a du travail pour vous. Une chose, pourtant. Il n’aura pas le temps d’obtenir une autorisation du gouvernement mexicain.

— Si on nous interroge, nous dirons que nous nous sommes perdus », fit Austin d’un air faussement innocent.

Contos désigna le tableau de bord et son étalage impressionnant de voyants et de cadrans. « Ce sera difficile de leur servir une pareille histoire avec tout l’appareillage électronique équipant ce vaisseau. Le Sea Robin est peut-être laid, mais rien ne lui échappe de ce qui se passe dans le monde. Si jamais nous sommes arraisonnés, nous laisserons le Département d’État arranger le coup. Quand voulez-vous partir ?

— Juste le temps d’aller chercher notre équipement. Pour le reste, c’est à toi de voir.

— Le départ est programmé à sept heures demain matin », dit-il.  Puis il s’en fut distribuer ses nouveaux ordres à l’équipage.

Comme Austin revenait vers leur véhicule, il demanda à Zavala ce que Contos avait voulu dire quand il avait parlé d’un « bon coup » en s’adressant à lui. « Nous sommes sortis avec la même femme plusieurs fois », fit Zavala en haussant les épaules. « Y a-t-il une seule femme dans le district de Columbia avec laquelle tu ne sois pas sorti ? »

Zavala prit le temps de la réflexion. « Celle du président. Comme tu le sais, je m’interdis les femmes mariées.

— Soulagé de l’apprendre », fit Austin en s’installant au volant. « Mais si elle divorce, alors... »

Austin dit en démarrant : « Je pense qu’il est temps que tu me racontes l’histoire de ce type malmené par un burrito à Nogales. »

7

À l’ouest, sous un ciel sans nuage, l’hélicoptère vert canard McDonnell Douglas laissa derrière lui les pics escarpés de Squaw Mountain, frôla les eaux alpestres du lac Tahœ et fonça comme une libellule affolée en direction des côtes californiennes, il plana un instant, avant de piquer sur un bouquet de hauts puis Ponderosa et de toucher la rampe d’atterrissage en ciment. Tandis que les rotors s’arrêtaient, une énorme Chevy Suburban vint se placer près de l’appareil. Le chauffeur, vêtu d’un uniforme assorti à la couleur de l’hélicoptère et à celle du SUV, en sortit pour accueillir l’homme élancé qui posait le pied sur la piste.

Le débarrassant de son nécessaire de voyage, le chauffeur dit :  « Par ici, monsieur le député Kinkaid. »

Ils s’engouffrèrent dans le véhicule qui emprunta une allée de bitume traversant une forêt épaisse. Quelques minutes plus tard, ils s’arrêtaient devant un ensemble de bâtiments rappelant le légendaire château de William Randolph Hearst, mais version séquoia. Le soleil de cette après-midi finissante donnait aux tourelles, aux murs et aux donjons une silhouette fantastique. On avait dû raser toute une forêt d’arbres géants rien que pour en construire la façade. Ce vaste édifice cubique était sans doute le dernier exemplaire encore debout des anciennes cabanes en rondins bâties par les premiers immigrants. Une série de bâtiments annexes s’agglomérait tout autour du complexe principal, comportant deux étages.

Le député Kinkaid murmura :  « Cet endroit est plus grand que le Mormon Tabernacle.

— Bienvenue au Walhalla », répondit le chauffeur d’un air détaché.

Il gara le véhicule devant la maison, prit le sac du député qui emprunta à sa suite un large escalier menant à une véranda aussi vaste qu’un terrain de bowling. Ils débouchèrent dans un immense hall aux murs recouverts de bois sombre, presque noir, puis empruntèrent une série de passages pareillement lambrissés et s’arrêtèrent enfin devant de hautes portes métalliques en ogive, ornées de bas-reliefs. « Je monte votre bagage dans vos appartements, monsieur. Les autres sont déjà installés. Votre siège porte une plaque marquée à votre nom. »

L’homme appuya sur un bouton enchâssé dans le mur. Les portes s’ouvrirent silencieusement. Kinkaid entra et retint son souffle en entendant le déclic des battants se refermer derrière lui. Il se trouvait dans une salle monumentale, haute de plafond, éclairée par les flammes d’une immense cheminée et de torches fichées dans les murs déjà encombrés de boucliers et de fanions, de javelots, de haches de guerre, d’épées et autres instruments de mort richement ornés, évoquant une époque où la guerre était un jeu de massacre se pratiquant au corps à corps.

Ces armes menaçantes faisaient pourtant pâle figure comparées à la chose qui trônait au centre de la pièce. Un bateau viking de plus de vingt mètres de long, avec des bordages de chêne arrondis prolongés d’une proue et d’une poupe profilées. L’unique voile carrée, faite de cuir, était déployée comme si elle attendait qu’une brise la gonfle par l’arrière. Près de la poupe, une passerelle permettait d’accéder au pont surmonté d’une longue table rectangulaire au centre de laquelle était fiché le mât.

Kinkaid était un vétéran de la Marine ; il avait fait le Vietnam et ne se laissait pas facilement impressionner. Il contracta les mâchoires d’un air déterminé, traversa le hall et s’engagea sur la passerelle. Une bonne vingtaine d’hommes étaient assis autour de la table. Interrompant leurs conversations, ils lui lancèrent des regards emplis de curiosité. Kinkaid s’installa sur le dernier siège vide et considéra ses voisins d’un air farouche. Il était sur le point de s’adresser à l’individu placé à sa droite quand, à l’autre bout du hall, les doubles portes s’ouvrirent brutalement.

Une femme entra et s’avança à grandes enjambées sous la lumière vacillante des torches. Grâce à ses longues jambes, elle franchit rapidement la distance qui la séparait du bateau. Sa combinaison verte moulante mettait en valeur son corps athlétique, mais le plus impressionnant chez elle c’était sa stature. Elle mesurait près de deux mètres dix.

Le corps et les traits de la femme étaient parfaits, mais aussi froids qu’un iceberg dont elle avait aussi le côté inquiétant. On l’aurait crue surgie de la banquise. Ses cheveux de lin, tirés en arrière et attachés en chignon, dégageaient son visage, révélant sa peau de marbre et ses grands yeux d’un bleu dur comme de la glace. Elle franchit la passerelle, monta sur le bateau et fit le tour de la table. D’une voix surprenante par sa douceur, elle salua chacun des hommes présents en les appelant par leur nom et les remercia d’être venus. Lorsqu’elle arriva à la hauteur du député elle s’arrêta, sondant son visage taillé à la serpe de ses yeux étonnants, et lui serra la main comme dans un étau. Puis elle se plaça devant le fauteuil à haut dossier, posé côté proue, et leur adressa à tous un sourire aussi glacial qu’enjôleur. « Bonsoir, messieurs », dit-elle d’une voix empreinte des riches tonalités qui sont la marque des grands orateurs. « Je m’appelle Brynhild Sigurd. Vous vous interrogez sans aucun doute sur cet endroit. Walhalla me sert de domicile et de quartier général, mais c’est aussi un hommage rendu à mes racines Scandinaves. Le bâtiment principal est la reproduction agrandie d’une demeure viking.  Les  ailes  sont consacrées à des usages particuliers. On y trouve des bureaux, des quartiers réservés aux invités, un gymnase et un musée abritant ma collection d’art nordique primitif. »

Elle leva un sourcil. « J’espère qu’aucun d’entre vous n’est sujet au mal de mer. » Elle attendit que les rires s’éteignent avant de poursuivre. « Ce vaisseau est la réplique du navire viking de Gogstad. Plus qu’une simple décoration, il est le symbole de ma croyance : pour moi, rien n’est impossible. Je l’ai fait construire parce que j’admire ces lignes magnifiques, mais surtout parce qu’il ne cesse de me rappeler que mes ancêtres vikings n’auraient jamais traversé les mers sans leur esprit aventureux et leur incroyable audace. Le génie de ce peuple aura peut-être quelque influence sur les décisions qui seront prises ici. » Elle demeura un instant silencieuse avant de poursuivre dans ces termes :  « Vous vous demandez probablement pourquoi je vous ai conviés en ces lieux. »

Une voix grinçante s’éleva. « Je dirais que votre offre de nous remettre cinquante mille dollars ou d’en faire don à une association caritative de notre choix a sans doute pesé dans l’affaire, dit le député Kinkaid. Pour ma part, j’ai transféré cette somme vers une fondation scientifique qui s’occupe des anomalies congénitales.

— Je n’en attendais pas moins de vous, étant donné votre réputation d’intégrité. »

Kinkaid émit un grognement et se rencogna dans son siège. « Excusez-moi de vous avoir interrompue, dit-il. Je vous en prie, poursuivez votre, euh, fascinante présentation.

— Je vous remercie », fit Brynhild. « Vous, messieurs, venez de tous les coins de ce pays et représentez de très nombreux domaines d’activité. Parmi vous, on compte des politiciens, de hauts fonctionnaires, des universitaires, des membres de groupes de pression et des ingénieurs. Mais vous et moi possédons quelque chose en commun, une sorte de fraternité qui nous lie. L’eau. Une commodité qui, nous ne l’ignorons pas, va bientôt disparaître. Chacun de vous sait pertinemment que nous faisons face actuellement à la plus longue sécheresse de l’histoire de ce pays. N’est-ce pas votre avis, professeur Dearborn ? En tant que climatologue, auriez-vous l’obligeance de nous fournir votre opinion sur la situation ?

— J’en serais très heureux », répondit un homme entre deux âges qui semblait surpris d’être appelé à la rescousse, il passa les doigts dans sa maigre chevelure rousse et dit :  « Le centre et la partie méridionale de ce pays, de l’Arizona à la Floride, connaissent une sécheresse de moyenne à sévère. Presque un quart des quarante-huit États sont touchés. Cette situation risque fort d’empirer. En outre, l’eau des Grands Lacs n’a jamais atteint un niveau aussi bas. Une sécheresse prolongée débouchant sur une semi-désertification est tout à fait envisageable. Une mégasécheresse se prolongeant sur des décennies n’est pas à exclure. »

Il y eut un murmure autour de la table.

Brynhild ouvrit le coffret en bois posé devant elle, glissa la main à l’intérieur et laissa le sable s’écouler entre ses longs doigts. « La fête est finie, messieurs. Tel est l’avenir lugubre et poussiéreux qui nous attend.

— Avec tout le respect que je vous dois, Miss Brynhild, dit avec un accent traînant un homme originaire du Nevada, vous ne nous apprenez rien de neuf. Vegas sera bientôt en mauvaise posture. L.A. et Phœnix ne vont guère mieux. »

Elle joignit les mains comme pour applaudir. « Exact. Mais si je vous disais qu’il existe un moyen de sauver nos villes ?

— J’aimerais bien entendre ça », fit l’homme du Nevada.

Geste symbolique, elle referma le couvercle de la boîte d’un coup sec. « Le premier pas a déjà été franchi. Comme la plupart d’entre vous le savent, le Congrès a privatisé les compagnies distribuant l’eau de la Colorado River. »

Kinkaid se pencha sur la table. « Et vous-même, Miss Sigurd, savez certainement que je me suis opposé à ce projet de loi.

— Fort heureusement, vous n’avez pas obtenu gain de cause. Si cette loi n’était pas passée, l’Ouest aurait été condamné. Les réserves auraient été épuisées en l’espace de deux ans. Après cela, nous aurions dû évacuer la majeure partie de la Californie et de l’Arizona et une grande portion du Colorado, du Nouveau-Mexique, de l’Utah et du Wyoming.

— Je vous répondrai la même chose qu’à ces imbéciles de Washington. Privatiser le barrage Hoover n’augmentera en rien les réserves en eau.

— Là n’était pas la question. Le problème ne résidait pas dans les réserves en eau, mais dans leur distribution. Cette eau était mal employée. En supprimant les subsides gouvernementaux et en transférant l’eau dans le secteur privé, on remédie au gaspillage. Et pourquoi cela ? Pour la plus simple des raisons : le gaspillage s’oppose à l’idée de profit.

— J’en reste à mon premier argument, s’obstina Kinkaid. Une chose aussi importante que l’eau ne devrait pas être contrôlée par des compagnies qui n’ont pas de comptes à rendre à la nation.

— La nation a laissé passer sa chance. À présent, le prix de l’eau sera fonction de l’offre et de la demande. Le marché imposera sa loi. Seuls ceux qui auront les moyens de payer l’eau en bénéficieront.

— C’est exactement ce que j’ai dit durant le débat. Les villes riches prospéreront pendant que les communautés pauvres mourront de soif. »

Brynhild resta inflexible. « Alors quoi ? Imaginez un peu que l’eau continue à être distribuée selon l’ancien système public et que les rivières s’assèchent. L’Ouest, tel que nous le connaissons aujourd’hui, deviendrait un désert aride. Comme notre ami du Nevada l’a fait remarquer, L.A., Phœnix et Denver se transformeraient en villes fantômes. Imaginez les amarantes poussées par le vent et s’engouffrant dans les casinos désertés de Las Vegas. Ce serait un désastre économique. Les marchés obligataires s’écrouleraient. Wall Street nous tournerait le dos. Quand on perd le pouvoir financier, on n’a plus d’influence à Washington. L’argent destiné aux travaux publics serait transféré dans d’autres parties du pays. »

Elle laissa sa litanie de désastres faire son petit effet sur son auditoire, puis continua. « Les habitants de l’Ouest nous rejoueraient Les Raisins de la Colère. Seulement au lieu de migrer vers l’Ouest et la Terre promise, les nouveaux pauvres entasseraient leurs familles dans leur Lexus et leurs berlines Mercedes pour s’abattre sur la côte Est. » Teintant d’ironie sa voix suave, elle ajouta :  « Demandez-vous comment les habitants de la côte Est, déjà surpeuplée, réagiraient en voyant ces milliers, ces millions de chômeurs s’installer dans leurs quartiers. » Elle se tut pour ménager un effet dramatique. « Et si les habitants de l’Oklahoma refusaient de nous prendre sous leur aile ?

— Je ne les en blâmerais pas », dit un promoteur venu de Californie du Sud. « Ils nous accueilleraient de la même façon que les Californiens ont accueilli mes grands-parents : avec des fusils, des milices et des barrages routiers. »

Un propriétaire terrien de l’Arizona sourit d’un air gêné. « Si vous autres Californiens n’étiez pas aussi gourmands, il y aurait assez d’eau pour tout le monde. »

En l’espace de quelques minutes, tout le monde se mit à parler en même temps. Brynhild laissa le débat s’enfler avant de frapper du poing sur la table. « Cette vaine discussion est un bel exemple des chamailleries qui durent depuis des décennies. Autrefois, les fermiers s’entre-tuaient pour un point d’eau. Aujourd’hui, vos armes sont juridiques. La privatisation mettra fin à cette querelle. Nous devons cesser de nous entre-déchirer. »

Un applaudissement se répercuta à travers la salle. « Bravo, dit Kinkaid. J’apprécie votre éloquente performance, mais vous perdez votre temps. J’ai l’intention de demander au Congrès de réexaminer la question.

— Ce serait sans doute une erreur. »

Kinkaid était trop excité pour percevoir la menace sourdant sous ces paroles. « Je n’en crois rien. Je tiens de source sûre que les firmes ayant accaparé le système de la Colorado River ont déboursé des centaines de milliers de dollars pour faire passer cette loi inique.

— Votre information est inexacte. Nous avons dépensé des millions.

— Des millions. Vous... ?

— Pas moi personnellement. Ma compagnie, c’est-à-dire l’organisation chapautant les firmes que vous venez d’évoquer.

— Je suis sidéré. La Colorado River est sous votre contrôle ?

— Disons plutôt sous le contrôle d’une entité instituée dans ce but bien précis.

— C’est un scandale ! Je n’en crois pas mes oreilles.

— Nous avons agi en toute légalité.

— C’est ce qu’ils disaient à Los Angeles quand le département des eaux de la ville a volé la Owen Valley River.

— Je ne vous le fais pas dire. Il n’y a rien de nouveau là-dedans. L.A. est devenue la ville désertique la plus grande, la plus riche et la plus puissante du monde. Et comment cela ? En envoyant une armée d’inspecteurs, d’avocats et de spéculateurs fonciers sur place, dans le but de s’approprier l’eau appartenant à ses voisins. »

Le professeur Dearborn prit la parole. « Pardonnez-moi, mais je crains que le député n’ait raison. Le cas de Los Angeles représente l’exemple même de l’accaparement impérialiste des réserves en eau. Si ce que vous dites est vrai, vous encouragez l’instauration d’un monopole.

— Laissez-moi vous exposer un scénario, docteur Dearborn. La sécheresse persiste. La Colorado River ne peut répondre à la demande. On meurt de soif dans les villes. Vous croyez peut-être que les juristes continueront à débattre de l’allocation de l’eau ? Non. En revanche, vous aurez des batailles rangées autour des points d’eau, comme au bon vieux temps. Pensez à cela. Les gens rendus fous par la soif envahiront les rues, s’attaquant à toute forme d’autorité. L’ordre public sera jeté à bas. Les émeutes de Watts feront figure de crêpage de chignon en comparaison. »

Dearborn opina du chef comme s’il était en transe. « Vous avez raison, articula-t-il, troublé. Mais, excusez-moi... cela ne me semble pas juste. »

Elle l’interrompit abruptement. « Il s’agit d’une lutte pour la vie, professeur. Nous mourrons ou nous survivrons, tout dépend de notre volonté. »

Défait, Dearborn se rencogna dans son siège, les bras croisés, et hocha la tête.

Kinkaid repartit à l’assaut. « Ne la laissez pas semer la confusion avec ses scénarios bidon, professeur Dearborn.

— On dirait que je n’ai pas réussi à vous faire changer d’avis. »

Kinkaid se leva et déclara :  « Non, mais je vais vous dire ce que vous avez fait. Vous m’avez donné des armes pour le jour où je ressortirai la question devant le comité. Je ne serais pas surpris qu’une action antitrust soit intentée. Je parie que ceux de mes collègues qui ont voté en faveur du projet de loi sur la Colorado River verront les choses d’un autre œil quand ils sauront que tout le système va passer sous la coupe d’une seule et unique société.

— Je suis navrée d’entendre cela », dit Brynhild.

— Vous serez sacrement plus navrée quand j’en aurai fini avec vous. Je veux quitter immédiatement votre petit parc de loisirs. »

Elle le contempla d’un air triste. Elle admirait la force même quand elle s’exerçait contre elle. « Très bien. » Elle prononça deux ou trois mots dans la radio qu’elle décrocha de sa ceinture. « Il faudra quelques minutes pour qu’on apporte vos bagages et prépare l’hélicoptère. »

La porte de la salle s’ouvrit et l’homme qui avait escorté Kinkaid peu de temps auparavant s’avança vers le député et le reconduisit.

Quand ils furent partis, Brynhild dit :  « Certains considèrent cette sécheresse comme un désastre, mais j’estime, pour ma part, qu’elle représente une chance extraordinaire. La Colorado River n’est qu’une partie de notre plan. Jour après jour, nous nous approprions de nouvelles régies de distribution, à travers tout le pays. Chacun de vous, dans son propre domaine, est en mesure de contribuer au succès de nos objectifs. Vous tous ici présents serez récompensés au-delà de vos espérances. En même temps, vous agirez pour le bien commun. » Elle passa en revue les deux côtés de la table. « Quiconque souhaite partir maintenant est libre de le faire. Je vous demande simplement de me promettre que vous garderez le silence sur cette rencontre. »

Les invités échangèrent des coups d’œil, quelques-uns s’agitèrent, mais personne ne sauta sur son offre. Pas même Dearborn.

Des serviteurs apparurent comme par magie, posèrent des pichets d’eau et des verres devant chaque personne.

Brynhild considéra l’assemblée. « Vous vous rappelez William Mulholland, le grand responsable de l’approvisionnement en eau de Los Angeles. Il montrait Owens Valley en disant : “C’est là. Servez-vous !” »

Comme sur un signal, les domestiques remplirent les verres des invités puis se retirèrent. Brynhild leva son verre et lança :  « C’est là. Servez-vous ! »

Elle but une longue gorgée d’eau. Les autres l’imitèrent comme en un étrange rituel eucharistique. « Bon, fit-elle. Maintenant passons à l’étape suivante. Vous rentrez chez vous et vous attendez qu’on vous appelle. Quand on vous demandera quelque chose, vous obéirez sans poser de questions. Rien de ce qui s’est dit lors de cette réunion ne peut être divulgué. On doit même ignorer que vous êtes venus ici. »

Elle détailla chaque visage. « S’il n’y a pas d’autres questions, dit-elle sur un ton signifiant que le débat était clos, amusez-vous, je vous en prie. Le dîner sera servi dans la salle de réception dans dix minutes. J’ai engagé un chef cinq étoiles, je pense donc que vous ne serez pas déçus. Après le dîner, j’ai prévu un spectacle, une revue de Las Vegas, et ensuite on vous montrera vos chambres. Demain matin, vous partirez après le petit déjeuner, dans l’ordre où vous êtes arrivés. Je vous reverrai lors de notre prochaine assemblée, dans un mois jour pour jour. »

À ces mots, elle quitta la table, traversa la pièce à grandes enjambées, franchit les doubles portes par lesquelles elle était entrée, descendit un corridor et pénétra dans une antichambre. Deux hommes se tenaient là, jambes écartées, bras croisés dans le dos. Leurs yeux noirs enfoncés étaient rivés sur les écrans qui couvraient toute la surface d’un mur. C’étaient des jumeaux parfaitement identiques, vêtus l’un comme l’autre de vestes de cuir noir. Ils avaient la même silhouette trapue, de hautes pommettes, des cheveux blond foncé et un front proéminent. « Eh bien, que pensez-vous de nos invités ? dit-elle avec ironie. Est-ce que ces vers de terre accompliront leur tâche et ameubliront notre sol ? »

Les deux frères ne saisirent pas l’analogie ; ils n’avaient qu’une seule chose en tête.

S’exprimant avec un accent d’Europe de l’Est, l’homme sur la droite dit :  « Qui voulez-vous...

— ... qu’on élimine ? » fit l’autre en terminant la phrase de son frère. Leurs voix monocordes étaient en tous points semblables.

Brynhild sourit de satisfaction. Cette réponse la confortait dans la conviction qu’elle avait pris la bonne décision en sauvant Mélo et Radko des griffes de l’OTAN. Sans cela, les tristement célèbres frères Kradzik auraient été traduits devant la Cour de Justice de La Haye pour crimes contre l’humanité. Les jumeaux, des sociopathes tout à fait classiques, auraient trouvé le moyen de s’illustrer même s’il n’y avait pas eu la guerre en Bosnie. Leur statut paramilitaire leur conférait une semi-légitimité. Ils avaient commis des meurtres, des viols et des tortures, au nom du nationalisme. On pouvait difficilement imaginer que de tels monstres fussent sortis du ventre d’une femme et pourtant, ils n’étaient pas dépourvus d’une certaine subtilité : chacun comprenait intuitivement ce que l’autre pensait. Ils étaient une seule et même personne, dans deux corps séparés. Leurs liens les rendaient doublement dangereux parce qu’ils pouvaient agir sans communication verbale. Brynhild avait cessé de s’adresser à l’un ou à l’autre séparément. « À votre avis, lequel doit-on éliminer ? »

L’un des hommes tendit une main dont les doigts, pareils à des serres, semblaient conçus pour torturer, et rembobina la cassette vidéo. Son frère désigna sur l’écran un homme vêtu d’un costume bleu. « Lui », dirent-ils dans un ensemble parfait. « Le député Kinkaid ?

— Oui, il n’a pas...

— ... aimé ce que vous avez dit.

— Et les autres ? »

De nouveau, la cassette défila et les frères désignèrent un point sur l’écran. « Le professeur Dearborn ? Quel dommage ! Mais votre intuition est probablement juste. Nous ne pouvons nous permettre de garder quiconque nourrit le moindre scrupule. Très bien, éliminez-le lui aussi. Faites votre travail le plus discrètement possible. Le comité directeur se réunira bientôt pour examiner nos plans à long terme. Je veux que tout soit réglé avant cela. Je ne tolérerai pas que se renouvelle l’erreur commise par ces imbéciles qui ont bousillé leur boulot il y a dix ans, au Brésil. »

Elle tourna les talons et sortit de la pièce, laissant les jumeaux seuls. Les deux hommes restèrent immobiles à fixer l’écran de leurs yeux luisants, avec l’expression vorace d’un chat choisissant le plus gros poisson rouge de l’aquarium pour son dîner.

8

Le paysage qui défilait le long de la rivière avait peu changé depuis que le Dr Ramirez, debout sur le quai, leur avait souhaité bon voyage en leur faisant de grands gestes d’adieu. Kilomètre après kilomètre, se déroulait le ruban sinueux de l’eau vert sombre. Un mur d’arbres impavide fermait les deux berges de la rivière. À un moment, ils durent s’arrêter. Des débris obstruaient le cours d’eau. Quand le vrombissement assourdissant du moteur cessa, ils furent soulagés. Ils enroulèrent des filins autour des rondins et des branches enchevêtrées et dégagèrent le goulot d’étranglement. Ce travail prit du temps, et l’après-midi se terminait lorsque les remparts feuillus s’entrouvrirent, leur permettant d’apercevoir de temps à autre les grands espaces et les prés cultivés de chaque côté d’eux. Puis la forêt s’éclaircit franchement, révélant un essaim de huttes en torchis.

Paul ralentit et dirigea la proue carrée du bateau entre les pirogues enfoncées dans la berge boueuse. Puis il accéléra un peu pour faire glisser le canot sur la rive et coupa le moteur. Ayant ôté la casquette de base-ball de la NUMA qu’il portait rabattue en arrière, il s’en servit pour s’éventer le visage. « Il y a quelqu’un ? »

Le silence surnaturel qui régnait en ces lieux formait un contraste saisissant avec l’activité du camp qu’ils venaient de quitter, où les indigènes vaquaient à leurs affaires d’un bout à l’autre de la journée. Cet endroit semblait abandonné. Les seuls signes d’occupation humaine récente étaient les filets de fumée grise sortant des cheminées. « C’est très étrange, dit Gamay. On dirait que la peste est passée par là. »

Paul ouvrit un coffre dont il sortit un sac à dos. Le Dr Ramirez avait insisté pour que les Trout lui empruntent un Colt à canon long. Avec des gestes lents, Paul plaça le sac à dos entre eux, glissa la main à l’intérieur, dégrafa l’étui du revolver et sentit le contact rassurant du métal. « Ce n’est pas la peste qui m’inquiète », répondit Paul d’un ton calme tout en observant les huttes silencieuses. « Je pense à l’Indien mort dans le canoë. »

Gamay, qui avait vu Paul fouiller dans le sac, partageait son inquiétude. « Une fois que nous aurons quitté le bateau, il sera sans doute difficile d’y revenir », dit-elle. « Attendons encore quelques minutes, histoire de voir ce qui se passe. »

Paul approuva d’un hochement de tête. « Ils font peut-être la sieste. Réveillons-les. » Il plaça ses mains en porte-voix et se mit à hurler :  « Hééé ! »  La seule réponse qu’il obtint fut l’écho de sa propre voix. Il fit une nouvelle tentative. Rien ne bougea.

Gamay dit en riant :  « Ils doivent dormir à poings fermés pour ne pas avoir entendu un pareil braillement.

— Raté », dit Paul en secouant la tête. « Il fait vraiment trop chaud pour rester ici. Je vais aller jeter un œil aux alentours. Tu peux surveiller mes arrières ?

— Je garderai une main sur le revolver que nous a donné le Dr Ramirez et l’autre sur la manette des gaz. Ne joue pas au héros.

— Tu me connais mal. Le moindre problème et je rapplique ventre à terre. »

Trout extirpa son corps svelte du siège faisant face au tableau de bord et sauta sur le pont. Il savait que sa femme était parfaitement capable de le couvrir. Quand elle était jeune, à Racine, son père lui avait appris les secrets du ball-trap et elle se servait à la perfection de toutes sortes d’armes à feu. Paul prétendait qu’elle pouvait faire sauter l’œil d’une mouche en vol. Il balaya le village du regard, prit pied sur la berge et soudain se figea. Il avait vu quelque chose remuer dans l’ombre, à l’entrée de la plus grande hutte. Un visage était apparu subrepticement. Il le vit à deux reprises. Quelques secondes plus tard, un homme sortit en lui faisant des signes. D’une voix forte, il lança une sorte de salut et entreprit de descendre la pente en direction des Trout.

Quand il arriva au bord de la rivière, il essuya son visage humide avec un mouchoir en soie taché de sueur. Autour de son gros ventre, son pantalon de coton informe tenait grâce à une cordelette en nylon, et sa chemise à manches longues était boutonnée jusqu’à sa pomme d’Adam. Le soleil se reflétait dans le monocle rivé à son œil gauche. « Salut à vous », fit-il avec un léger accent. « Bienvenue dans le Paris des tropiques. »

Paul regarda les taudis minables qui s’étendaient derrière son interlocuteur. « Où est donc la tour Eiffel ? » demanda-t-il d’un ton badin. « Ah, ah ! La tour Eiffel. Merveilleux ! Regardez là, on dirait presque l’Arc de Triomphe. »

Après leur long voyage dans la chaleur moite de la rivière, Paul n’avait plus très envie d’exercer son talent pour la repartie. « Nous cherchons un homme qu’on appelle le Hollandais », dit-il.

L’autre ôta son chapeau, révélant une touffe de cheveux blancs ébouriffés entourant une tonsure. « À votre service. Mais je ne suis pas hollandais. » Il se mit à rire. « Quand je suis arrivé dans ce trou pourri, il y a sept ans de cela, j’ai dit que j’étais “Deutsch”. En fait, je suis allemand. Je m’appelle Dieter von Hoffman.

— Moi c’est Paul Trout et voici mon épouse, Gamay. »

Hoffman orienta son monocle vers Gamay. « Un beau nom pour une belle femme, dit-il galamment. On ne voit pas beaucoup de Blanches dans le secteur, belles ou pas. »

Gamay lui demanda pourquoi le village était si tranquille. Les lèvres rouges et épaisses de Dieter perdirent leur sourire. « J’ai conseillé aux villageois d’aller se cacher. On n’est jamais trop prudent avec les étrangers. Ils se montreront quand ils verront que vous venez en amis. » Il produisit le même sourire inexpressif. « Alors, qu’est-ce qui vous amène dans notre misérable village ?

— Le Dr Ramirez souhaitait que nous passions vous voir. Nous faisons partie de la NUMA, l’Agence nationale marine et sous-marine, précisa Gamay. Nous étions en train d’effectuer des recherches sur les dauphins de rivière et résidions chez le Dr Ramirez. Il nous a demandé si nous ne pouvions pas nous rendre ici à sa place.

— J’ai appris par le téléphone de brousse qu’un couple de scientifiques américains se trouvait dans le voisinage. Je n’aurais jamais imaginé que vous nous feriez l’honneur d’une visite. Comment va l’estimé Dr Ramirez ?

— Il aurait aimé se déplacer lui-même, mais il s’est blessé à la cheville et ne pouvait pas voyager.

— Quel dommage. J’aurais aimé le revoir. Eh bien, ça fait un bout de temps que je n’ai pas eu de la compagnie, mais ce n’est pas une raison pour que je manque à tous mes devoirs. Je vous en prie, descendez de ce bateau. Vous devez avoir chaud et soif. »

Paul et Gamay échangèrent des regards qui signifiaient, C’est bon, mais soyons prudents, et quittèrent le canot. Gamay passa sur son épaule le sac contenant l’arme avant de s’avancer vers le groupe de huttes disposées en demi-cercle au sommet d’un monticule. Dieter se mit à crier dans une autre langue et, de chaque hutte, se déversèrent en foule des Indiens, hommes, femmes et enfants. Ils sortirent timidement et restèrent là, à écouter sans rien dire. Sur un nouvel ordre de Dieter, ils reprirent leurs activités habituelles. Encore une fois, Paul et Gamay se lancèrent un coup d’œil. Dieter ne se contentait pas de conseiller ; il commandait le village.

Une Indienne d’une vingtaine d’années sortit de la plus grande hutte, la tête baissée. Contrairement aux autres femmes, qui ne portaient que des pagnes, son corps harmonieux était drapé dans un sarong rouge tissé à la machine. Dieter grogna un ordre et elle disparut par où elle était venue.

Sur la façade de la hutte perchée sur quatre piliers, un auvent abritait une table en bois de facture grossière et des tabourets taillés dans des rondins. Dieter désigna les tabourets à ses invités, s’assit sur l’un d’eux, retira son chapeau de paille puis se mit à éponger avec son mouchoir la sueur qui perlait sur son crâne. Enfin, il aboya quelque chose en direction de la hutte.

La femme en sortit, portant un plateau surmonté de trois tasses creusées elles aussi dans de petits rondins, qu’elle posa avant de reculer de quelques pas. Elle resta respectueusement en retrait, sans relever la tête.

Dieter brandit sa tasse. « À mes nouveaux amis. » Lorsqu’il avala, on remarqua un tintement caractéristique. « C’est parfait, dit-il. Vous entendez le doux son des glaçons. Vous pouvez remercier la science moderne de m’avoir permis de posséder une glacière portative fonctionnant au gaz. On n’a pas besoin de vivre comme ces Adam et Eve à la peau tannée. » Il engloutit d’un coup la moitié de son verre.

Paul et Gamay prirent quelques gorgées pour goûter. La boisson était fraîche, désaltérante et forte. Gamay regarda autour d’elle. « Le Dr Ramirez dit que vous êtes commerçant. Quelle sorte de marchandises vendez-vous ?

— Je comprends que pour un œil étranger cet endroit doit paraître minable, mais ces gens simples ont des dons artistiques assez raffinés. Je leur sers d’intermédiaire en distribuant leurs objets dans des boutiques de souvenirs ou autres. »

À en juger d’après la pauvreté de ce village, l’intermédiaire devait se réserver la part du lion, se dit Gamay. Sans se cacher, elle scruta l’espace qui l’entourait. « On nous a également dit que vous étiez marié. Votre femme est-elle loin d’ici ? »

Paul dissimula son sourire derrière sa tasse. Gamay avait parfaitement compris que la jeune indigène n’était autre que l’épouse de Dieter et elle n’appréciait pas la façon dont le Hollandais la traitait.

Après avoir piqué un fard, Dieter demanda à la femme de venir. « Je vous présente Tessa », grommela-t-il.

Gamay se leva en lui tendant la main. La jeune Indienne lui lança un regard surpris et, après un instant d’hésitation, la lui serra. « Enchantée de faire votre connaissance, Tessa. Je m’appelle Gamay et voici mon mari, Paul. »

Un sourire fantomatique traversa furtivement le visage sombre de Tessa. Sentant que si elle allait trop loin, Dieter se vengerait sur la jeune femme, Gamay hocha la tête et se rassit. Tessa recula pour reprendre sa place initiale.

Dieter dissimula sa contrariété sous un large sourire. « À présent que j’ai répondu à vos questions... quel est le but de votre pénible voyage ? »

Se penchant sur la table, Paul baissa la tête et le regarda au-dessus de lunettes inexistantes. « Une pirogue contenant le cadavre d’un Indien a accosté en amont de la rivière. »

Dieter écarta les mains pour souligner ses paroles. « La forêt tropicale est parfois dangereuse. Il y a vingt ans, ses habitants vivaient encore à l’état sauvage. Il est courant de trouver des Indiens morts, je suis navré de vous le dire.

— Cette mort-là n’était pas courante, répondit Paul. On lui a tiré dessus.

— Tiré dessus ?

— Et ce n’est pas tout. C’était un Chulo.

— C’est grave, en effet », reconnut Dieter. Ses mâchoires frémirent. « Tout ce qui a trait aux esprits n’amène que des ennuis.

— Le Dr Ramirez nous a précisé que la tribu était dirigée par une femme », dit Gamay.

— Ah, on vous a raconté les légendes qui courent par ici. Très pittoresque, non ? Bien sûr, on m’a déjà parlé de cette déesse mythique, mais je n’ai jamais eu le plaisir de la rencontrer. »

Gamay demanda :  « Avez-vous déjà croisé des membres de cette tribu ?

— Je ne les connais pas directement, mais il traîne des histoires...

— Quel genre d’histoires, Mr. von Hoffman ?

— On dit que les Chulos vivent au-delà de la Main de Dieu. Les indigènes appellent cet endroit les Grandes Chutes. Ils prétendent que les cinq cascades ressemblent à des doigts géants. Les rares indigènes qui ont osé s’approcher des chutes n’ont jamais réapparu.

— Vous disiez que la forêt était dangereuse.

— Oui, ils ont pu être dévorés par des animaux ou mordus par un serpent venimeux. Ou simplement se perdre.

— Et les étrangers ?

— De temps en temps, des hommes viennent chercher fortune dans le coin. Je leur offre l’hospitalité selon mes maigres moyens, je partage avec eux ma connaissance de la région et, plus important, je leur enjoins de rester hors du territoire des Chulos. » Il fit un grand geste avec les mains. « Trois expéditions ont ignoré mes mises en garde et toutes trois ont disparu sans laisser de trace. J’en ai référé aux autorités, bien évidemment, mais elles savent qu’il est impossible de retrouver quelqu’un que la forêt a englouti.

— Est-ce que certains de ces groupes cherchaient des végétaux qu’on emploie dans l’industrie pharmaceutique ? » s’enquit Paul.

— Ils étaient en quête de plantes médicinales, de caoutchouc, de bois, de trésors et de cités perdues, pour autant que je sache. Ceux qui passent par ici partagent rarement leurs secrets. Moi, je ne pose pas de questions. »

Pendant que Dieter discourait, Tessa avait levé silencieusement la main vers le ciel. Il finit par remarquer ce geste étrange et les expressions perplexes des Trout. Son visage se durcit puis son sourire onctueux rejaillit. « Comme vous pouvez le voir, Tessa a été très Impressionnée par l’un des groupes ayant transité par ici, il n’y a pas très longtemps. Ils cherchaient des spécimens et utilisaient un zeppelin miniature pour se déplacer au-dessus des arbres. Les indigènes avaient peur de cette machine, et moi aussi, je dois l’admettre.

— Qui étaient ces gens ? » demanda Gamay.

— Je sais seulement qu’ils représentaient une firme française. Vous savez comme les Français sont secrets.

— Que leur est-il arrivé ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. J’ai entendu dire qu’ils étaient partis. Peut-être ont-ils été capturés et mangés par les Chulos. » Il se mit à rire de bon cœur à cette idée. « Ce qui me ramène au but de votre visite. Je vous remercie beaucoup de me prévenir, mais à présent que vous connaissez les dangers qui vous guettent, je suis sûr que vous retournerez chez le Dr Ramirez, avec toute ma reconnaissance. »

Gamay regarda le soleil déclinant. Paul et elle n’ignoraient pas que, sous les tropiques, le soleil se couche aussi vite qu’une lame de guillotine s’abat sur le cou d’un condamné. « Il est un peu tard pour rentrer », remarqua-t-elle. « Qu’en penses-tu Paul ?

— Il serait dangereux de tenter un voyage de nuit sur cette rivière. »

Dicter fronça les sourcils puis, voyant qu’il ne les convaincrait pas, sourit et dit :  « Eh bien, soyez mes invités. Après une bonne nuit de sommeil, vous pourrez repartir tôt demain matin. »

Gamay entendit à peine ses paroles. La tête de Tessa n’était plus baissée. Elle regardait franchement Gamay, les yeux grands ouverts, en remuant imperceptiblement la tête de droite à gauche. Paul aperçut son geste, lui aussi.

Ils remercièrent Dieter pour les rafraîchissements et son hospitalité et déclarèrent qu’ils allaient prendre des affaires dans le bateau. Tandis qu’ils s’avançaient vers la rivière, les indigènes reculèrent comme si le couple était entouré d’un champ de force invisible.

Gamay fit semblant de vérifier le niveau d’huile du moteur. « Tu as vu Tessa ? dit-elle. Elle nous mettait en garde.

— Il y avait de la terreur dans ses yeux, aucun doute là-dessus », ajouta Paul, en examinant la jauge.

— Que devons-nous faire, à ton avis ?

— On n’a pas tellement le choix. Je ne suis pas très chaud à l’idée de passer la nuit ici, dans le Camp du Bonheur, mais je ne plaisantais pas tout à l’heure. Il serait fou de s’engager sur la rivière dans l’obscurité. Tu as des suggestions à faire ?

— Oui », répondit Gamay, en voyant une chauve-souris de la taille d’un aigle survoler la rivière dans la lumière du soir. « Je propose que nous dormions chacun notre tour ».

9

Tandis qu’Austin fendait les eaux turquoise de Basse-Californie, à l’arrière d’un sous-marin de poche, il se demandait comment un photographe du National Géographie suivant une migration de baleines réagirait si jamais un homme chevauchant une botte géante apparaissait soudain dans l’objectif de son appareil. Perché sur l’engin comme un passager assis sur le strapontin d’un vieux roadster, Austin voyait la tête de Jœ et ses épaules se découper sur la lumière bleue de l’écran de contrôle placé à l’intérieur du cockpit.

La voix métallique de Zavala crépita dans les oreillettes de l’émetteur-récepteur sous-marin d’Austin. « Quel temps fait-il dehors, cap’taine ? »

Austin frappa sur le dôme de Plexiglas et lui fit OK avec le pouce et l’index. « Beau..., dit-il. Un jour, ce truc remplacera l’homme. »

Zavala gloussa. « Contos sera ravi d’entendre ça. »

Le visage du commandant du Sea Robin rayonnait de fierté lorsqu’il avait montré à Austin le nouveau submersible posé sur son ber. Le mini-sub expérimental était merveilleusement compact. Le pilote s’installait dans la cabine pressurisée comme dans une voiture de course, les jambes allongées dans la coque de deux mètres cinquante. Deux flotteurs flanquaient la cabine miniature. À l’arrière, se trouvaient les réserves d’air et quatre propulseurs.

En effleurant le dôme transparent, Austin s’était exclamé :  « C’est dingue. Ce machin ressemble vraiment à une vieille botte.

— J’ai bien essayé de vous avoir l’Octobre Rouge, dit Contos, mais Sean Connery s’en servait. »

Austin se garda de répondre. Très souvent, les gens de la NUMA nouaient des liens affectifs avec l’équipement high-tech qu’on leur confiait. Plus l’équipement était laid, plus intense était la relation. Austin ne voulait pas embarrasser Contos en lui expliquant qu’il savait que l’engin était en train de subir des tests sur la côte californienne où ses composants principaux avaient été assemblés. C’était lui qui avait commandé ce sous-marin de poche pour l’Équipe des Missions spéciales et Zavala en était le concepteur. La NUMA possédait des appareils plus rapides et capables d’atteindre de plus grandes profondeurs, mais Austin souhaitait un petit véhicule solide facilement transportable par hélicoptère ou par bateau. Il devra également être discret, avait précisé Austin, afin de ne pas attirer l’attention. Bien qu’il en ait approuvé les plans, c’était la première fois qu’il voyait le produit fini.

Zavala, brillant ingénieur de marine, avait supervisé la construction de nombreux engins sous-marins, habités ou pas. Pour celui-ci, il s’était inspiré du DeepWorker, un mini-sub commercial dessiné par Phil Nuytten et Zegrahm DeepSee Voyages, une compagnie de croisières organisant des expéditions d’aventures. Zavala en accrut la portée et la puissance, améliora son équipement scientifique et exigea que les instruments de bord soient assez performants pour pouvoir déterminer à quelle rivière, à quel glacier appartenait telle ou telle goutte d’eau prise dans l’océan.

À l’origine, on avait baptisé le sous-marin DeepSee en hommage à son prédécesseur et à sa fonction supposée de véhicule d’exploration. Lorsque l’amiral Sandecker entendit ce nom pour la première fois, il eut un mouvement de recul. Et quand on lui montra le modèle à l’échelle, son visage s’éclaira d’un grand sourire. « Ce truc me rappelle les Brogans que je portais quand j’étais enfant », déclara-t-il, en employant le vieux terme argotique désignant les fameuses chaussures montantes. Ce nom lui resta.

Le bateau de la NUMA croisait au sud de San Diego en direction des eaux mexicaines, sans s’approcher des côtes. Près d’Ensenada, le Sea Robin se mit à longer le rivage. Le navire dépassa plusieurs chalutiers, deux navires de croisière, et se retrouva bientôt à moins d’un kilomètre de l’embouchure de l’anse qu’Austin et Zavala avaient découverte quelque temps plus tôt, en passant par les terres. Austin se servit de ses puissantes jumelles pour observer les falaises déchiquetées et tout particulièrement la façade arrière de l’usine de tortillas. Rien d’extraordinaire. De grands panneaux plantés de chaque côté du lagon avertissaient les navigateurs de la présence de rochers affleurant à la surface de l’eau. Destinée à renforcer ces mises en garde, une ligne de bouées traversait l’embouchure.

Le Sea Robin mit le cap au-delà de l’anse et s’ancra dans une petite crique. Pendant ce temps-là, Zavala se glissait dans le sous-marin de poche pour effectuer les vérifications de dernière minute. Une fois le dôme verrouillé, la cabine était étanche. Elle possédait sa propre réserve d’air. Zavala avait gardé sa tenue confortable, composée d’un short et de son nouveau T-shirt violet de chez Hus-song’s.

En revanche, Austin avait enfilé une combinaison de plongée et s’était muni d’une bouteille de secours, il grimpa à l’arrière du Brogan, les palmes posées sur les flotteurs, et s’affubla d’un harnais rapidement détachable, relié au sous-marin. On ferma hermétiquement le dôme. À son signal, une grue hissa l’engin dans les airs avant de le descendre jusqu’à la mer. Austin détacha le crochet retenant les filins et donna à Zavala l’autorisation de plonger. Quelques secondes plus tard, les flots se refermaient sur eux, dans une explosion de bulles.

Les turbines fonctionnant sur batterie commencèrent à émettre un ronronnement aigu. Zavala chercha un espace dégagé. Le sous-marin contourna des rochers déchiquetés, baignés par la mer, puis se dirigea droit vers l’embouchure du lagon. Conservant une profondeur de dix mètres, ils se déplaçaient à une allure confortable de cinq nœuds, bien en dessous de Mach 1, en se servant à la fois des observations visuelles d’Austin et des instruments de guidage du sous-marin. Austin gardait la tête baissée pour réduire la résistance de l’eau. Cette balade l’enchantait, il appréciait tout particulièrement de voir les bancs de poissons richement colorés s’éparpiller à leur approche, comme des confettis soufflés par le vent.

Les poissons n’avaient pas qu’un intérêt esthétique. Leur présence signifiait que cette eau n’était pas impropre à la vie. Il gardait en mémoire que des forces inconnues avaient décimé des baleines, ces immenses créatures bien plus résistantes et plus adaptées à l’environnement marin qu’un chétif être humain. Les détecteurs placés dans la coque du sous-marin prélevaient des échantillons et testaient automatiquement l’état des eaux ambiantes. Pourtant, Austin savait qu’au moment où la machine leur signalerait l’apparition d’un danger, il serait peut-être trop tard pour réagir. « On approche de l’embouchure du lagon. En plein milieu », commenta Zavala. « Beaucoup de place de chaque côté. Filins d’amarrage venant d’une bouée de danger isolé à tribord. »

Se tournant vers la droite, Austin vit un filin noir et fin qui partait de la surface et se prolongeait jusqu’au fond de la mer. « Je l’aperçois. Tu ne remarques rien de bizarre ?

— Si », dit Zavala tout en dépassant le câble. « Pas de rocher sous la bouée.

— Je te parie une bouteille de Cuervos que toutes les autres bouées sont aussi factices que celle-ci.

— Je prends la bouteille, mais je te laisse le pari. On n’aime pas trop les visiteurs par ici.

— C’est évident. Comment se comporte la guimbarde ?

— Elle est un peu secouée par le courant venant du lagon, mais à part ça on se croirait sur le Beltway », lança Zavala, faisant allusion à l’autoroute séparant Washington du reste du pays, tant du point de vue géographique que politique. « Elle se manœuvre comme un  – euh  – oh !

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Le sonar détecte des cibles multiples. Des tas. À environ cinquante mètres droit devant. »

Austin s’était laissé bercer jusqu’à la béatitude par la douceur de leur promenade. Soudain, dans son esprit, apparut une ligne de gardes sous-marins placés en embuscade. « Des plongeurs ?

— Les battements du sonar sont trop faibles. Peu ou pas de mouvements. »

Austin plissa les yeux dans l’espoir de percer le bleu diaphane des fonds marins.

Suivant sa pensée, il demanda :  « Quelle est la vitesse de pointe du Brogan, au cas où nous devrions nous tirer de là vite fait ?

— Sept nœuds, pédale au plancher. Il est plus fait pour les voyages verticaux qu’horizontaux, et nous transportons cent kilos de viande supplémentaires.

— Je contacterai Weight and Watchers dès notre retour », rétorqua Austin.

— Avance lentement, mais tiens-toi prêt à mettre la gomme. »

Ils progressèrent à petite vitesse. Quelques instants plus tard, des douzaines d’objets sombres apparaissaient devant leurs yeux. S’étageant depuis la surface jusqu’au fond, ils circulaient de part et d’autre d’une sorte de grand mur.

Des poissons. « On dirait un filet, fit remarquer Austin. Arrête avant qu’on ne s’y empêtre. »

Le Brogan ralentit, s’immobilisa, et resta à se balancer sur place.

Par pur réflexe, Austin rentra la tête dans les épaules. Derrière lui, une silhouette fuselée avait surgi. Le requin passa au-dessus de lui, assez près pour qu’il aperçoive ses yeux ronds et blancs et calcule la taille du prédateur affamé. Il mesurait presque deux mètres. Ses mâchoires acérées s’ouvrirent puis se refermèrent en claquant sur un poisson dont la queue s’agitait encore. Puis, d’un battement de sa longue nageoire caudale, il disparut.

Zavala n’avait rien perdu de la scène. « Kurt, tu es OK ? » demanda-t-il.

Austin se mit à rire. « Ouais. Te bile pas. Tu penses bien que ce gars ne va pas s’en prendre à un vieil humain coriace alors qu’il dispose d’un succulent plateau de fruits de mer.

— Heureux de te l’entendre dire, parce qu’il a invité quelques amis à dîner. »

Plusieurs autres requins fonçaient droit sur eux. Ils cassèrent une petite croûte puis, lassés de fureter autour du sous-marin, s’en allèrent très vite. Il s’agissait moins d’une orgie que d’un rassemblement de becs fins sélectionnant les meilleurs plats inscrits au menu. Des centaines de poissons étaient coincés entre les mailles étroites du filet. Il y en avait de toutes les tailles, de toutes les formes, de toutes les espèces. Certains, encore vivants, tentaient vainement de se libérer et ne réussissaient qu’à attirer sur eux l’attention des requins. À d’autres ne restait plus que la tête. D’autres encore, plus nombreux, étaient réduits à une simple arête. « Personne n’est venu relever le filet », dit Austin.

— Peut-être l’a-t-on placé là pour empêcher les petits curieux comme nous de s’introduire dans le lagon.

— Je ne crois pas », dit Austin, après un moment de réflexion. « Ce filet est en monofilament. On peut le percer avec de simples ciseaux à ongles. Pas de fils électriques, il ne semble donc pas y avoir de système d’alarme.

— Je ne comprends pas.

— Réfléchissons un peu. Le truc qui se trouve dans ce lagon a tué un banc de baleines. Si les gens du coin commençaient à voir des centaines de poissons flotter le ventre en l’air, ils auraient tôt fait de se poser des questions. Nos amis n’aiment guère la publicité. Voilà pourquoi ils ont tendu ce filet. Pour empêcher les poissons vivants d’entrer et les morts de sortir.

— C’est logique, reconnut Zavala. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

— On continue. »

Les doigts de Zavala dansèrent sur l’écran de l’ordinateur contrôlant les fonctions du sous-marin. Deux bras mécaniques se déplièrent à l’avant du Brogan et s’allongèrent comme un télescope avant de s’enfoncer de quelques centimètres dans le filet. Les pinces garnissant l’extrémité de chaque bras agrippèrent le réseau et le déchirèrent comme un acteur écarte un rideau. Des centaines de poissons plus ou moins décomposés partirent dans toutes les directions.

Cela fait, Zavala ramena les bras de métal à leur position initiale et donna de la vitesse. Avec Austin toujours installé à l’arrière du sous-marin, il s’engouffra dans le trou et déboucha de l’autre côté, dans le lagon. La visibilité de dix mètres se réduisit soudain de moitié à cause de la poussière formée par les algues qui, entraînées par le courant au fond de la crique, avaient été déchiquetées par les rochers acérés. Le sous-marin ralentit, Zavala cherchant son chemin à tâtons comme un aveugle avec sa canne blanche. Ils ne virent la chose qu’au moment où ils la surplombaient presque. De nouveau, le sous-marin s’immobilisa. « C’est quoi ce truc ? » demanda Zavala.

La surface de l’eau faisait comme un vitrail filtrant la lumière du soleil. Cette étrange clarté venait éclairer l’énorme structure posée au fond de la mer. Austin en estima les dimensions : cent mètres de large sur dix de hauteur. Avec ses bords effilés, elle ressemblait à une gigantesque lentille de métal reposant sur quatre gros pieds, métalliques eux aussi, et recouverts d’un coffrage. « De deux choses l’une. Soit il s’agit d’une énorme araignée de ferraille, soit c’est un OVNI qui a coulé », dit Austin pensivement. « En tout cas, je propose qu’on aille voir. »

Sur l’ordre d’Austin, Zavala fit le tour de l’édifice en s’avançant aussi loin qu’il le pouvait. Puis ils revinrent en arrière et explorèrent l’autre côté. La structure était ronde sauf à l’endroit où elle butait contre la paroi immergée de la falaise. « Hé, c’est étrange ! Je relève des températures élevées.

— Je peux sentir la chaleur à travers ma combinaison. Quelqu’un a monté le chauffage.

— D’après les instruments, cela provient des piliers. Il doit s’agir de conduits servant également de supports. Rien de dangereux. Pas encore.

— Gare ce truc pendant que je vais jeter un coup d’œil. »

Le mini-sub se posa avec légèreté sur ses flotteurs. Austin dégrafa le harnais et s’en débarrassa tout en ordonnant à Zavala d’allumer les feux de position quinze minutes plus tard.

Austin nagea vers le disque, puis se glissa au sommet. Hormis une lucarne de verre circulaire, l’étrange structure était constituée de métal peint en vert mat. Ils auraient eu du mal à l’apercevoir depuis la surface. Il descendit jusqu’au dôme lui-même et regarda prudemment à travers la lucarne.

Au-dessous de lui, s’étendait un réseau de tuyaux et de machines. Des hommes en blouse blanche circulaient dans une salle vivement éclairée. Austin se demanda à quoi servaient les machines, tentant d’imaginer les rapports existant entre ce qu’il voyait et les rejets d’eau chaude. Mais il ne trouva aucune explication satisfaisante. Il détacha la caméra vidéo étanche qu’il transportait à sa ceinture et filma la scène qui se déroulait sous ses yeux. Satisfait de son travail, il décida de prendre une vue d’ensemble, recula, mais au moment où il commençait son panoramique, vit quelque chose bouger à l’extrémité de son champ de vision.

Il se figea, toujours flottant au-dessus de la structure. L’ascenseur en forme d’œuf que Zavala lui avait décrit perça la surface miroitante de la mer et descendit le long de ses rails avant de disparaître par un panneau circulaire ouvert dans le toit de la construction sous-marine. Austin reprit son filmage avant d’être de nouveau interrompu, cette fois par Zavala. « Vaudrait mieux que tu rappliques pronto ! Les relevés de température font des bonds. »

Il y avait de l’inquiétude dans la voix de Zavala, c’était évident. « J’arrive ! »

Les jambes puissantes d’Austin se mirent à battre l’eau. Il allait très vite. Zavala ne plaisantait pas en parlant de la chaleur qui augmentait. Austin transpirait à grosses gouttes sous sa combinaison de plongée, il se jura de ne plus jamais tremper de homard dans l’eau bouillante. « Dépêche, dit Zavala. La température passe dans le rouge ! »

Le fanal argenté du Brogan clignotait dans l’obscurité. Austin tendit la main et actionna le petit stroboscope qui pendait sur son gilet de stabilisation. Le Brogan avançait vers lui. La chaleur était devenue encore plus intense. Austin agrippa l’arrière du sous-marin en mouvement et boucla son harnais. Une fois Austin installé, le Brogan vira à toute vitesse vers l’embouchure du lagon. Ses moteurs gémissants tournaient à plein régime. Zavala s’écria :  « Quelque chose cloche, Kurt ! Je détecte des signaux d’alarme à l’intérieur de l’installation. » Quelques instants plus tard, Austin entendit un bruit sourd, mais puissant. Quand il lança un regard par-dessus son épaule, il vit la structure circulaire se transformer en une boule de feu. La fournaise réduisit en cendres tout ce qui se trouvait à l’ultérieur de l’espace clos. Le gaz surchauffé s’engouffra dans les tuyaux et se propulsa jusqu’à l’usine de tortillas. Par chance, c’était dimanche et l’usine était vide. Le Brogan, lui, ne l’était pas. Il fut pris dans l’onde de choc et fit la culbute, tandis qu’Austin tentait désespérément de s’accrocher à lui.

Austin avait l’impression d’avoir reçu un coup de pied de mule. Une gigantesque mule invisible. Les sangles de son harnais lâchèrent et il fut projeté en avant, comme une poupée désarticulée, dans un enchevêtrement de lanières et de tuyaux. Il roula sur lui-même pendant une éternité et aurait pu continuer ainsi jusqu’au milieu du Pacifique s’il n’avait percuté le filet tendu à travers l’embouchure du lagon. Fort heureusement, ce furent ses pieds qui le touchèrent en premier. Un choc à la tête lui aurait brisé la nuque. Le filet s’enfonça sous son poids, puis rebondit. Austin se trouva propulsé dans l’autre sens, comme une pierre dans la fronde d’un gamin.

Droit vers le sous-marin qui fonçait sur lui.

Le cockpit du mini-sub avait été arraché. Zavala n’était plus à l’ultérieur. Austin se prépara à la collision, il serra ses genoux contre sa poitrine, s’attendant à être écrasé comme un insecte sur le pare-brise d’une automobile. Tout à coup, le sous-marin fit un petit bond et dévia de sa route. Quand il passa au-dessus de la tête d’Austin, ce dernier ressentit une secousse suivie d’une douleur. L’un des flotteurs lui avait éraflé l’épaule. Ensuite les ondes de choc produites par les explosions qui se succédaient à l’ultérieur de la structure l’atteignirent. Elles l’agitèrent, le ralentirent et le ramenèrent vers le mini-sub. Le Brogan avait traversé le filet. À présent, rien ne l’arrêterait plus.

D’instinct, Austin tendit le bras pour récupérer son détendeur dont il coinça l’embout entre ses dents, et prit une bonne bouffée d’air. L’appareil fonctionnait encore. En revanche, le verre de son masque n’était plus qu’un réseau arachnéen de lignes brisées. Mieux valait le masque que le visage ! L’objet ne lui servant plus à rien, il l’ôta, reprit la position verticale et effectua un tour complet sur lui-même.

Il savait qu’il avait tout intérêt à remonter à la surface, mais pas sans Zavala. Encore un essai. Son corps pivota lentement. Sans le masque, il y voyait trouble. Ayant cru détecter une tache pourpre, il se mit à nager vers elle. Zavala flottait à quelques dizaines de centimètres de la surface. Des bulles sortaient de sa bouche.

Austin approcha le détendeur du visage de son partenaire sans savoir si l’objet atteindrait son but. La volonté qui lui avait donné la force d’agir jusqu’alors avait laissé place à la colère qui montait en lui comme une vague. Il posa la main sur sa ceinture de plomb, actionna la boucle de largage rapide puis chercha à tâtons le bouton de l’inflateur de son gilet de stabilisation. C’est alors qu’il crut percevoir une autre explosion. Ensuite, il perdit connaissance.

10

Aussi immobile qu’un poteau de totem, Trout se tenait à l’entrée de la hutte, l’oreille tendue, l’œil aux aguets. Il était resté à son poste pendant des heures, à scruter les ténèbres, tous ses sens en éveil, à l’affût de la moindre variation dans les bruits de la nuit, il avait regardé le jour baisser et vu les ombres se mêler à la fumée des feux de cuisine couvant sous la cendre. Tels des fantômes moroses, les derniers indigènes avaient disparu dans leurs huttes, et les bruits du village s’apaisaient. On n’entendait plus que les vagissements étouffés d’un nouveau-né. Trout était en train de se dire que cet endroit était malsain. C’était comme si Gamay et lui avaient échoué dans une sorte de léproserie.

Le Hollandais avait expulsé à coups de pied la famille occupant la hutte la plus proche de la sienne et, d’un grand geste de la main digne du portier du Ritz, il avait invité les Trout à en franchir le seuil. L’intérieur plongé dans la pénombre recevait la faible lumière filtrant à travers les murs d’herbe. L’air frais entrait à peine dans cet espace confiné. Le sol était sale, et le mobilier se réduisait à deux hamacs pendus à leurs poteaux, deux tabourets rudimentaires et une planche à découper taillés dans des souches d’arbres. Trout n’était incommodé ni par la chaleur étouffante ni par ces aménagements primitifs. Ce qui le dérangeait le plus c’était la sensation d’être pris au piège.

Il plissa le nez, une mimique qu’il tenait de son père, pêcheur à Cape Cod. Paul le revoyait marchant vers le bout de la jetée, dans le crépuscule de l’aube, et humant l’air comme un vieux chien de chasse. Il lui arrivait souvent de dire :  « Beau temps, cap’taine. Allons pêcher. » Mais parfois, il plissait le nez et prenait le chemin du café sans mot dire. Si l’on avait pu nourrir des doutes sur les talents olfactifs du vieux Trout, ils auraient été dissipés un beau matin. Ce jour-là, il resta au port pendant que six pêcheurs disparaissaient dans une tempête que personne n’avait pu prévoir. Le vieil homme lui expliqua plus tard qu’il avait reniflé l’odeur de la mort.

Bien qu’il fût loin de la mer, au cœur de la forêt tropicale vénézuélienne, Trout éprouvait un sentiment similaire. Tout était trop calme, il n’entendait rien, ni voix ni toux, pas le moindre indice d’une présence humaine. Pendant qu’il faisait encore clair, Trout avait inscrit tous les détails du village dans sa mémoire quasi photographique. Il commençait à se dire que la population avait été engloutie par la nuit. Il quitta le seuil de la hutte, entra et se pencha sur la forme immobile couchée dans un hamac. Gamay se redressa et, du bout des doigts, caressa doucement le visage de son mari. « Je ne dors pas », dit-elle. « Je réfléchis.

— A quoi ? »

Elle s’assit et ses pieds touchèrent le sol. « Je n’ai aucune confiance en notre ami, le Hollandais Volant. Il me fait horreur. Beurk.

— Je partage tout à fait tes sentiments. En outre, je pense que nous sommes observés. » Il jeta un coup d’œil vers la porte. « Cette hutte m’évoque un casier à homards. On y entre sans difficultés mais on n’en ressort que pour plonger dans la marmite. Je suggère que nous passions la nuit sur le bateau.

— Bien que je regrette amèrement de quitter ce luxueux palace, je suis prête à te suivre. Question : Comment faire pour nous esquiver si quelqu’un nous observe ?

— C’est tout bête, nous sortons par la porte de derrière.

— J’ai déjà vérifié, il n’y en a pas.

— J’imagine que tu n’as jamais entendu parler du système D yankee, dit Trout d’un air suffisant. Tu restes là et tu regardes. Je vais te faire une petite démonstration. » Il sortit le couteau de chasse du fourreau accroché à sa ceinture, alla au fond de la hutte, s’agenouilla, glissa la lame de seize centimètres dans l’épaisseur du torchis puis se mit à scier. Les bruissements du poignard étaient à peine audibles, mais pour plus de précaution, il les accorda aux cris d’un animal sauvage inconnu, un son étrange rappelant celui d’une lime sur du métal. Quelques minutes plus tard, une issue rectangulaire de soixante centimètres carrés environ s’ouvrait dans la cloison du fond. Il alla chercher Gamay et, lui prenant le bras, la guida vers la sortie. D’abord elle y passa la tête et, quand elle vit que la voie était libre, se précipita dehors. Une seconde plus tard, Paul y glissait son corps de basketteur.

Ils restèrent côte à côte derrière la hutte, à écouter la symphonie des bourdonnements d’insectes et des trilles d’oiseaux. Dans la journée, Gamay avait remarqué un chemin passant derrière les habitations et descendant vers la rivière. Ils repérèrent le tracé du sentier de terre. Gamay ouvrit la marche. Bientôt, les huttes s’éloignèrent et leurs narines perçurent les remugles de la rivière. Le sentier menait aux jardins qu’ils avaient découverts en arrivant, sous la lumière du soleil. Ils longèrent la berge marécageuse et, quelques minutes plus tard, virent se profiler le coffrage recouvrant le moteur du canot. Ils s’immobilisèrent, craignant que Dieter n’ait posté l’un de ses hommes pour surveiller l’embarcation. Paul jeta un galet dans l’eau. Le bruit ne suscita aucune réaction.

Ils montèrent à bord et préparèrent le bateau pour leur départ prévu aux premières lueurs de l’aube. Trout s’étendit de tout son long et cala un gilet de sauvetage sous sa tête. Gamay grimpa sur le siège, pour prendre son tour de garde. Paul ne tarda pas à s’assoupir. D’abord, son sommeil fut dérangé par la chaleur et les insectes, puis l’épuisement eut raison de son agitation. Il glissa dans une profonde léthargie. Malgré sa torpeur, il entendit Gamay crier son nom comme si elle se trouvait loin de lui. Une lumière filtrait entre ses paupières. Il cligna les yeux et vit Gamay toujours juchée sur son perchoir. Sous la lueur jaune et vacillante qui l’éclairait, son visage paraissait monstrueux.

Trois pirogues étaient rangées le long du canot pneumatique. À leur bord, des Indiens à l’air féroce, armés de lances et de machettes aussi tranchantes que des lames de rasoir. Les torches enflammées qu’ils tenaient de leur main libre illuminaient les peintures rouge vif dont étaient enduits leurs corps et leurs visages d’airain. Les franges noires qui couvraient leurs fronts s’arrêtaient au niveau de leurs sourcils absents. Ils portaient tous des pagnes sauf un, coiffé d’une casquette des New York Yankees. Trout lorgna le fusil que l’homme serrait dans ses bras. Encore une bonne raison de détester cette équipe de base-ball, songea-t-il. « Salut », fit Trout en leur adressant un sourire radieux.  Leurs visages demeurèrent impassibles. L’homme au fusil fit signe aux Trout de sortir du bateau. Quand ils prirent pied sur la rive, les Indiens se groupèrent autour d’eux. Le supporter des Yankees brandit le fusil en direction du village. Noyés au milieu de cette procession défilant à la lumière des torches, les Trout commencèrent à escalader la pente. « Désolée, Paul, murmura Gamay. Je ne les ai pas vus arriver.

— Ce n’est pas ta faute. Je pensais que la menace viendrait de la terre.

— Moi aussi. Qu’est-ce qui t’a pris de leur sourire ?

— Je ne voyais rien d’autre à faire.

— Je suppose que Dieter est plus futé que nous ne le pensions », dit Gamay à contrecœur.

— Je ne partage pas ton avis. Regarde. »

Comme ils approchaient de la clairière et des huttes, ils aperçurent le fameux Dieter qui, à la lueur des torches, paraissait pâle et terrifié. On l’eût été à moins. Des Indiens en plus grand nombre l’encerclaient, pointant leurs lances à quelques centimètres de sa bedaine. Il tenait les mains levées au-dessus de la tête, ce qui l’empêchait d’essuyer la sueur qui dégoulinait sur son visage. Pour faire bonne mesure, deux hommes blancs tenaient leurs fusils braqués sur sa poitrine. Ils étaient habillés à l’identique. Pantalon de coton, T-shirts à manches longues et hautes bottes en cuir. Tous deux portaient de larges ceintures en cuir avec des attaches de métal. Le premier était un lourdaud qui n’avait pas dû voir de savon ni de rasoir depuis longtemps. L’autre, petit et mince, avait les yeux sombres et inexpressifs d’un cobra. C’est à lui que le chef indien tendit le Colt des Trout. De son regard perçant, il dévisagea le couple, puis revint très vite au Hollandais. « Voilà tes messagers, Dieter », dit l’homme avec un accent français. « Tu refuses toujours d’avouer que tu m’as doublé ? »

Dieter se mit à transpirer encore plus abondamment ; de grosses gouttes de sueur coulaient en cascade de son visage. « Je jure devant Dieu qu’avant ce matin je ne les avais jamais vus, Victor. Ils ont débarqué sans prévenir, en disant que Ramirez les avait envoyés me parler de l’Indien mort et me prévenu : qu’il risquait d’y avoir du grabuge. » Un regard sournois éclaira ses yeux jaunes. « Je ne les ai pas crus. Je les ai mis dans la hutte, pour les tenir à l’œil.

— Oui, j’ai déjà eu l’occasion d’apprécier l’efficacité de tes mesures de sécurité », lâcha Victor ouvertement méprisant.  Il se tourna vers les Trout. « Qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Paul Trout. Et voici mon épouse, Gamay. Nous sommes des scientifiques qui travaillons avec le Dr Ramirez sur un projet portant sur les dauphins de rivière.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? Il n’y a pas de dauphins dans cette partie de la rivière.

— C’est exact », avoua Paul. « Nous avons trouvé le cadavre d’un Indien dans un canoë. Le Dr Ramirez, inquiet pour les habitants de ce village, a souhaité que nous les prévenions.

— Pourquoi le Dr Ramirez ne s’est-il pas déplacé lui-même ?

— Il s’est blessé à la cheville et était incapable de marcher. En plus, nous avions envie de visiter la forêt tropicale.

— Très commode. » Le Français soupesa le Colt. « Ce joujou fait partie de votre équipement scientifique ?

— Non. Cette arme appartient au Dr Ramirez. Il a insisté pour que nous l’emportions en cas de pépin. D’après le tour que prennent les événements, je dirais qu’il n’avait pas tort. »

Victor se mit à rire. « Votre histoire est assez stupide pour être vraie. » Il posa sur Gamay un regard de connaisseur, comme seul un Français en a le secret. « Gamay, un nom pas courant, avec des racines françaises. »

Gamay décela une certaine lubricité sous l’attitude charmeuse de Victor. Mais pourquoi ne pas se servir de ses atouts féminins pour équilibrer le jeu ? se dit-elle. « Les Français que j’ai connus par le passé auraient eu la courtoisie de se présenter avant d’engager la conversation.

— Oh, pardonnez mes mauvaises manières. C’est sans doute à force de fréquenter des cochons dans ce genre-là. » Lorsque Victor promena le canon de son pistolet sous son nez, Dieter eut un mouvement de recul. « Je m’appelle Victor Arnaud. Voici mon assistant, Carlo », dit-il en désignant son compagnon silencieux. « Nous sommes employés par un cartel européen qui recherche des substances biologiques rares présentes dans la forêt tropicale.

— Vous êtes des botanistes, alors, comme le Dr Ramirez ?

— Non, dit-il en secouant la tête. Le travail que nous accomplissons ici est trop rigoureux pour des botanistes. Nous avons quelques connaissances en biologie, mais nous sommes surtout des éclaireurs chargés de ramener des spécimens intéressants à fin d’analyse. Les scientifiques viendront par la suite, quand nous aurons déblayé le terrain.

— Alors comme ça, vous cherchez des substances pharmaceutiques ? » hasarda Paul.

— Entre autres choses », répondit Arnaud. « Il se peut que le futur remède contre le cancer se balance là-haut, au-dessus de nos têtes, dans cette merveilleuse réserve biologique. Ce n’est un secret pour personne. » Il tapota son long nez, puis ses lèvres. « Notre mission consiste principalement à chercher des fragrances pour les parfums et les essences, des goûts pour l’industrie alimentaire. Si nous tombons sur des extraits pharmaceutiques, c’est encore mieux. Nous avons l’autorisation du gouvernement vénézuélien, et notre expédition est parfaitement légale. »

Paul détailla les féroces guerriers peinturlurés, leurs fusils pointés et Dieter qui, de toute évidence, n’en menait pas large. Il n’était pas dupe. Contrairement à ce qu’ils prétendaient, ces bandits de la jungle agissaient en toute illégalité. Il n’avait pas l’intention de provoquer Arnaud en l’assommant de questions, mais savait aussi que s’il ne manifestait aucune curiosité, l’autre s’en étonnerait. « Vous ne serez guère surpris si je vous fais observer que vous êtes plutôt bien armés pour de simples explorateurs », dit Paul.

— Certes », répliqua Arnaud sans sourciller. « Les craintes de Ramirez n’étaient pas dénuées de fondement. Vous avez pu constater que la forêt recèle de nombreux dangers. Vous avez bien vu un cadavre. » Sa bouche se fendit d’un sourire ironique. « Vous devez vous demander quelle sorte de rapports nous entretenons avec ce misérable individu », dit-il en parlant de Dieter. « Il nous fournissait des hommes de ce village pour nous aider dans nos recherches. Ces gens connaissent la forêt mieux que personne. Je dois ajouter qu’on le paie grassement pour ses services. »

Paul lui adressa un franc sourire. « Quelque chose me dit que vous êtes sur le point de licencier Mr. von Hoffman.

— C’est exact. Et pour une bonne raison. Même si ce que vous m’avez dit sur vous est vrai, si vous n’êtes pas des messagers, cela ne change rien au fait que le dénommé Dieter a tenté de nous voler. Nous recherchions une plante extrêmement précieuse, valant peut-être des millions, ou même des milliards, pouvant servir aux industries pharmaceutique, alimentaire, et à la parfumerie. Une vraie merveille. Nous étions sur le point d’en rapporter quelques échantillons en Europe pour les analyses. Les indigènes l’utilisent depuis des dizaines d’années, mais pas pour son parfum, malheureusement.

— Vous semblez avoir résolu votre problème », dit Gamay. « Vous avez mis la main sur Dieter et les spécimens en même temps.

— J’aimerais que cela soit aussi simple », rétorqua Arnaud d’une voix tendue. « C’est vrai, nous avons attrapé ce cochon, mais nos échantillons semblent avoir disparu.

— Je crains de ne pas comprendre.

— Nous avons entendu parler de cette étrange plante par les indigènes, mais aucun d’entre eux n’a été capable de la localiser. Nous avons poussé au-delà de notre secteur d’investigation originel, nous enfonçant dans des parties de la forêt qui n’ont jamais été cartographiées. C’est là que nous avons rencontré l’Indien dont vous avez vu le cadavre. Il possédait quelques échantillons des végétaux en question. Nous lui avons proposé de l’argent pour qu’il nous montre où il avait trouvé ces spécimens, mais il a refusé. Alors, nous l’avons hébergé dans l’espoir qu’il changerait d’avis. »

Paul se souvint des blessures sur le corps de l’Indien. « Et comme il ne voulait pas parler, vous lui avez tiré dessus.

— Oh, c’est plus compliqué que cela. En fait, nous avons fait de notre mieux pour le garder en vie. Dieter était chargé de lui fournir l’hospitalité et de protéger les spécimens. Une nuit, il s’est saoulé et l’a laissé fuir. Le pauvre diable a été abattu alors qu’il volait un canoë. On suppose qu’il a emporté les échantillons. Dans ce cas, il devait les avoir sur lui quand vous l’avez trouvé.

— À quoi ressemblaient ces plantes ? » demanda Paul.

— À rien d’extraordinaire, en fait. De petites feuilles allongées avec des veinules rouges, raison pour laquelle les gens d’ici l’ont appelée feuille de sang.

— Nous avons examiné le contenu du sac de l’Indien », dit Paul. « Il y avait une bourse remplie d’herbes indigènes. Mais rien qui se rapproche de ce que vous venez de décrire.

— Eh bien », fit Arnaud en se retournant vers Dieter auquel il lança un regard sournois. « Tu as prétendu que l’Indien était parti avec la plante. Qui dit la vérité ?

— Je ne vois pas de quoi ils parlent », répliqua Dieter. « L’Indien a emporté son sac et tout ce qu’il contenait.

— Je ne suis pas d’accord », dit Arnaud calmement. « S’ils possédaient les spécimens végétaux, ces gens ne seraient pas revenus et n’auraient pas agi aussi stupidement. Moi, je crois que tu as ce que nous cherchons. » Il arma son revolver. « Et si tu ne me dis pas où c’est, je te tuerai.

— Si tu me tues, tu ne les trouveras jamais, Arnaud », répliqua le Hollandais en recouvrant un bref instant le courage de le défier.  Ce n’était vraiment plus le moment. De toute évidence, Arnaud n’était pas d’humeur à badiner. « Exact, mais avant de te tuer, je te remettrai à mes amis peinturlurés ici présents. Ils n’auront aucun scrupule à t’écorcher comme un singe. »

Le visage rougeaud de Dieter perdit ses dernières couleurs. « Je ne disais pas que je n’avais pas l’intention de parler. Je voulais simplement t’expliquer qu’il devrait y avoir moyen de négocier.

— Il est trop tard pour les négociations, je regrette. Cette histoire me fatigue. Tu me fatigues. » Il leva le pistolet vers les lèvres de Dieter. « Ta bouche et la flopée de mensonges qui en sortent me fatiguent. »

Il y eut une énorme détonation. La moitié inférieure du visage du Hollandais disparut sous une bouillie écarlate. Victor avait tiré à bout portant. Le monocle sauta de l’œil incrédule de Dieter et son corps bascula en arrière comme un arbre coupé à la tronçonneuse.

Le Français tourna son pistolet fumant vers Paul. « Quant à vous, je ne sais pas si vous me dites la vérité ou pas. Mon instinct me dit que oui. Il est très regrettable que vous ayez rendu visite à ce porc. Je n’ai rien contre vous, mais vous savez trop de choses pour que je vous laisse partir. » Il secoua la tête tristement. « Je vous promets que votre charmante épouse ne souffrira pas. »

Bien que choqué par l’exécution sommaire de Dieter, Paul avait immédiatement compris ce que le geste d’Arnaud signifiait pour Gamay et lui. Pas de témoins. Le corps longiligne de Trout et ses allures langoureuses étaient trompeurs. Il pouvait agir vite quand il le fallait. Ses bras se raidirent, s’apprêtant à agripper le poignet d’Arnaud et à le tordre jusqu’à ce que l’homme tombe à terre. Il savait qu’il risquait de recevoir une balle, mais au moins Gamay pourrait profiter de la confusion pour s’enfuir. Au pire, ils mourraient tous les deux.

Comme le doigt d’Arnaud appuyait sur la détente et que Trout se préparait à passer à l’action, on entendit un bruit, tenant à la fois du grognement et de la toux, venant de l’Indien à la casquette de base-ball. Il avait laissé tomber son fusil et, terrifié, regardait la hampe de bois brun qui dépassait d’au moins soixante centimètres de sa poitrine. Les barbillons rouges de la flèche luisaient. Il voulut saisir le trait, mais la violente hémorragie causée par le projectile l’en empêcha et il s’effondra près du corps de Dieter.

Un autre Indien hurla :  « Chulo ! » Une flèche géante l’arrêta net, le cri à peine jailli d’entre ses lèvres.

Ses compagnons reprirent la terrible psalmodie. « Chulo ! Chulo ! »

Il y eut un étrange hululement et un affreux visage bleu et blanc apparut dans les buissons. Puis un autre et, en l’espace de quelques secondes, il en surgit de partout. D’autres flèches sifflèrent. D’autres Indiens s’écroulèrent. Des torches tombèrent ou furent jetées à terre dans la panique.

Profitant de l’obscurité et de la confusion, Paul tendit son long bras pour attraper le poignet de Gamay, la sortant sans ménagements de sa transe. Ils coururent recroquevillés jusqu’à la rivière, avec la même idée en tête. Rejoindre le bateau. Dans leur fuite éperdue, ils renversèrent presque la silhouette élancée qui, sortant de l’ombre, s’était dressée en travers de leur chemin. « Arrêtez ! » fit-elle d’une voix ferme.

C’était la femme de Dieter, Tessa. « Nous allons au bateau », s’écria Gamay. « Venez avec nous.

— Non », dit-elle. Et elle désigna la rivière. « Regardez ! »

Eclairés par les torches qu’ils tenaient en main, des douzaines d’hommes au visage bleu étaient en train de débarquer.

La jeune femme tira Gamay par le bras. « Par ici, c’est plus sûr. »

Elle entraîna les Trout hors de la clairière puis ils plongèrent dans la forêt obscure. Les buissons épineux égratignaient leurs jambes et leur visage, mais le hululement s’éloignait. La chaleur et les ténèbres étaient telles qu’ils se seraient crus au centre de la terre. « Où nous emmenez-vous ? » demanda Gamay en s’arrêtant pour reprendre son souffle.

— On ne peut pas s’arrêter maintenant. Les Chulos vont arriver. »

En effet, l’étrange cri de guerre redoublait d’intensité. Ils progressèrent pendant quelques minutes, jusqu’à ce que la femme de Dieter s’immobilise, au milieu d’un bouquet d’arbres dont la taille semblait ridicule face aux troncs gigantesques et difformes qui s’élevaient à plus de trente mètres. Tessa était à peine visible dans le clair de lune filtrant à travers les hautes futaies. Tout n’était que pénombre entrecoupée ça et là par le ciel nocturne teinté d’argent.

Les voyant désemparés, la jeune femme, comme un professeur enseignant à des enfants aveugles, leur ouvrit les mains pour y déposer un objet ayant la forme d’un serpent inerte. De grosses cordes de nylon. Paul se souvint des ceintures que portaient Arnaud et son acolyte. Lui revint également le commentaire de Dieter au sujet du zeppelin. Très vite, il confectionna une boucle qu’il passa autour de la taille fine de Gamay. Tirant sur l’autre extrémité, elle commença à s’élever. Paul regarda autour d’eux. La femme de Dieter avait disparu. Ils étaient livrés à eux-mêmes. « Allons-y, ordonna-t-il. Je suis juste derrière toi. » Il passa une autre corde autour de sa taille et, après avoir tiré dessus à plusieurs reprises, se mit à monter. Gamay était à quelques mètres devant lui, il le devinait à son souffle bruyant.

Du sol, leur parvint un étrange gazouillis. Les torches des Chulos apparurent Les Indiens les jetaient, en l’air où elles décrivaient un cercle avant de retomber comme des comètes à court d’hydrogène. Gamay et Paul s’attendaient à être embrochés par les immenses flèches qui pouvaient facilement les atteindre, mais n’en poursuivirent pas moins leur ascension.

Au moment même où ils se crurent hors de portée de leurs assaillants, ils regardèrent en bas et virent deux Indiens s’élever du sol. Bien sûr, pensa Paul. Il y avait plus de deux cordes.

Gamay hurla à l’intention de Paul. « Je suis arrivée au sommet ! »

Paul sentit la main de sa femme se tendre vers lui pour l’aider à prendre pied sur une branche plus épaisse que la taille d’un homme. Grognant sous l’effort, il y grimpa puis s’étira de tout son long afin d’atteindre la branche suivante. Sa main rencontra une surface lisse et caoutchouteuse. Le brouillard qui stagnait sous le feuillage voilait l’éclat argenté du croissant de lune, mais Paul apercevait quand même une large plate-forme faite de filets et de tubes, tendue comme une gigantesque toile d’araignée au-dessus de la cime. Trout ne put s’empêcher d’admirer l’ingéniosité de sa conception, mais décida de garder ses réflexions pour plus tard. De puissants halètements résonnèrent sous lui. Paul voulait attraper son couteau de chasse lorsqu’il se souvint que l’un des Indiens le lui avait pris au moment où son Colt lui avait été confisqué.

Gamay cria en désignant la silhouette arrondie d’un petit dirigeable flottant au-dessus de leurs têtes. Il y eut un craquement de brindilles. Les Chulos seraient là dans quelques secondes. Paul défit la corde qui le retenait et parcourut non sans difficulté la largeur du filet spongieux jusqu’à atteindre une amarre. Il s’en saisit et, utilisant le poids de son corps, tira le dirigeable pour permettre à Gamay d’y grimper et de s’installer sur le siège qui pendait sous le sac gonflé de gaz. Sous le poids de Gamay, l’engin descendit. Paul n’eut plus qu’à se hisser à son tour dans la nacelle. « Sais-tu comment fonctionnent ces machins-là ? » s’enquit Gamay.

— Ça ne doit pas être trop difficile. Imaginons qu’il s’agisse d’un bateau. D’abord, larguons les amarres. »

Gamay avait fait de la voile sur les Grands Lacs quand elle était enfant, aussi la comparaison la rassura-t-elle, même si elle n’était pas vraiment dupe. Ils détachèrent rapidement les autres filins. Le dirigeable hésita, puis se ravisa et s’éleva lentement au-dessus des arbres. En bas, on voyait des ombres sauter pour attraper les filins qui pendaient sous l’engin. Mais ils étaient déjà hors de portée.

Surplombant les vallées embrumées qui s’étiraient dans toutes les directions, ils commencèrent à dériver comme une plume dans la brise tout en se demandant s’ils n’étaient pas en train de passer de Charybde en Scylla.

11

« Senor ? Senor ? » Lorsqu’Austin ouvrit péniblement les yeux, il vit d’abord une paire de favoris blancs mal taillés, couvrant des joues tannées comme du cuir, et une bouche édentée et grimaçante, digne d’une citrouille d’Halloween. Ce visage souriant appartenait au pêcheur mexicain que Jœ et lui avaient rencontré sur les falaises, la veille. Austin, couché sur le dos dans une barque en bois, la tête posée sur des cordages enroulés, portait encore sa tenue de plongée, mais son détendeur et ses bouteilles avaient disparu. Il se redressa en s’aidant de ses mains, tâche rendue malaisée par ses articulations douloureuses et les poissons visqueux qui s’entassaient au fond de l’embarcation.

Un pêcheur ressemblant étonnamment au premier dont il partageait jusqu’à la mauvaise dentition, se tenait à l’autre bout du bateau et surveillait Zavala. Les cheveux de Jœ, si soigneusement coiffés d’habitude, partaient dans tous les sens ; son short et son T-shirt étaient trempés. Malgré son air perplexe, il était bien éveillé. « Comment te sens-tu ? » lui demanda Austin d’une voix forte.

Un poisson sauta sur les genoux de Zavala qui le saisit délicatement par la queue et le rejeta avec les autres. « Rien de cassé. Maintenant, je sais ce qu’éprouvent les hommes-canon. Et toi ?

— Quelques bosses. » Austin frotta les muscles douloureux de son épaule, puis entreprit de se lever. « J’ai l’impression d’être passé dans des rouleaux à laver les voitures, et un téléphone n’arrête pas de sonner dans mes oreilles.

— On dirait que ta voix me parvient encore à travers le système de communication phonique. Sais-tu ce qui s’est passé ? Je venais pour te récupérer quand l’enfer s’est déchaîné.

— Il y a eu une explosion sous-marine. » Austin jeta un coup d’œil sur la mer lisse comme un miroir. Ils se trouvaient à l’embouchure de l’anse. Aucune trace du Sea Robin. Austin ne comprenait pas pourquoi. Contos et son équipage avaient dû entendre la déflagration. Pourquoi n’étaient-ils pas venus enquêter ?

Laissant ces questions de côté, il reporta son attention sur leur situation délicate. « Voudrais-tu demander à nos amis comment nous sommes arrivés là ? »

Zavala questionna les pêcheurs en espagnol. L’un d’eux, monopolisant la parole, répondit en crachant ses mots à l’allure d’une mitraillette, pendant que son frère hochait la tête pour confirmer ses dires. Zavala le remercia et traduisit la conversation. « Cet homme s’appelle Juan, dit Zavala. Il se souvient de nous avoir rencontrés hier sur les falaises. L’autre type, c’est son frère Pedro. Ils étaient en train de pêcher quand ils ont entendu un énorme grondement et vu l’eau bouillonner et écumer au milieu de l’anse.

— Si, si, la bufadora », s’écria Juan.  Il lança les mains en l’air comme un chef d’orchestre appelant au crescendo.

— C’est quoi tous ses grands gestes ? » demanda Austin. « Il dit que le bruit ressemblait à la bouche d’Ensenada, un endroit où la mer s’engouffre dans une caverne creusée entre les rochers, en faisant un énorme vacarme. Seulement ce bruit-là était encore plus puissant. La falaise s’est fendue, derrière l’usine de tortillas, et s’est écroulée dans l’eau. L’immense vague qui s’est formée à ce moment-là a bien failli les faire chavirer. Puis, tout d’un coup, nous avons fait surface. Alors ils nous ont hissés à bord comme deux grosses sardines, et nous voilà. »

Austin observa de nouveau la mer. « Ont-ils fait allusion au Sea Robin ?

— Ils ont remarqué un grand navire un peu avant. D’après leur description, il s’agit sans doute du Robin. Il a contourné le promontoire et depuis, ils ne l’ont pas revu. »

Austin commençait à s’inquiéter pour Contos et son équipage. « Je t’en prie, remercie nos bienfaiteurs pour leur gentillesse et demande-leur s’ils verraient un inconvénient à nous emmener là-bas. »

Dès que Zavala transmit la requête d’Austin, les pêcheurs firent démarrer le vieux moteur Mercury qui dégagea un nuage de fumée bleue. Toussant comme une machine à pop-corn asthmatique, le moteur entraîna sans effort le bateau à travers la mer d’huile. Juan tenait la barre. Ils passèrent le promontoire et virent aussitôt pourquoi le Sea Robin n’avait pas quitté son point d’ancrage. Le bateau de la NUMA n’irait nulle part pendant quelque temps.

Le pont, couvert d’une petite montagne de détritus et de gros galets, penchait lourdement sur tribord. La borne plantée à la poupe et les grues sur pied dressées sur le gaillard avant avaient été tordues comme des baleines de parapluie par la pluie de débris. À la verticale du bateau, sur la paroi de la falaise escarpée, des strates jaunes apparaissaient là où la roche s’était fendue. Les membres de l’équipage attaquaient les décombres au moyen de pelles et de pinces à levier, balançant les débris les plus légers par-dessus bord. Un chariot élévateur déplaçait les plus gros rochers.

Juan approcha sa barque du navire de la NUMA. Contos s’avança vers l’échelle de coupée et se pencha vers eux. Ses mains et son visage noircis lui donnaient l’air d’un mineur de fond.

Austin mit ses mains en porte-voix et cria :  « Des blessés ?

— Quelques petits bobos, c’est tout », lui répondit Contos sur le même ton. « Fort heureusement, il n’y avait personne sur le gaillard avant. Nous avons entendu un grand boum venant de la crique et nous étions sur le point d’aller voir quand un pan entier de la falaise s’est écroulé avant qu’on ait pu lever l’ancre. Où diable étiez-vous passés ?

— J’adore ton nouveau maquillage », nota Austin.

Jœ intervint :  « Estée Lauder, non ? »

Contos tenta d’essuyer la saleté qui couvrait son nez, mais ne réussit qu’à l’étaler davantage. « Il me semble évident, d’après votre subtil commentaire, que vous vous portez comme un charme. Quand vous en aurez terminé avec vos plaisanteries douteuses, aurez-vous l’obligeance de me dire ce qui s’est passé ?

— Le boum que tu as entendu provenait d’une explosion sous-marine », dit Jœ.

Contos hocha la tête, incrédule. « Je n’ai connaissance d’aucune activité volcanique dans les parages. Quelle en est la cause ?

— Nous ne sommes certains que d’une chose. C’est que l’installation sous-marine en était le centre », dit Austin.

Contos adressa à Austin un regard inexpressif. « Nous t’expliquerons plus tard. » Austin observa les falaises jaunâtres. « L’explosion a entamé la paroi. »

Contos plissa le front. « Au fait ! » s’exclama-t-il, une idée venant de germer dans son esprit. « Qu’est-ce que vous avez fait du Brogan ? »

Austin et Zavala se regardèrent comme deux chenapans qui auraient brisé le bocal de confiture. Austin commençait à se dire qu’il était peut-être un Jonah, le nom dont les marins affublent ceux qui portent la poisse. C’était la deuxième embarcation qu’il coulait en l’espace de quelques jours. « Nous l’avons perdu », avoua Austin. « Désolé. Impossible de faire autrement. Juan et Pedro, ici présents, nous ont repêchés.

— Enchanté de faire votre connaissance », dit Contos aux pêcheurs affables. « Je ne vois pas trop ce que nous pouvons faire, maintenant. La NUMA n’aura qu’à m’en construire un autre. »

Austin laissa errer son regard sur la coque penchée du Sea Robin. « Ton navire donne sacrement de la bande. Ne risque-t-il pas découler ?

— Je crois que ça va aller. Pour l’instant, nous n’avons pas détecté de voies d’eau. Nous verrons bien ce qui se passera quand nous appareillerons. La plupart des avaries ne touchent que le pont et la superstructure. Les grues sont inutilisables, comme vous pouvez le constater. Grâce au chariot élévateur nous déblayons le plus gros. Nous n’avons pas demandé d’aide pour ne pas avoir à expliquer aux autorités mexicaines ce que nous faisons dans leurs eaux.

— Avons-nous le temps d’aller jeter un coup d’œil dans la crique ? »

Contos regarda par-dessus son épaule les gravats qui restaient à enlever. « Mais je vous en prie. Nous repartirons dès que ce sera possible. »

Zavala demanda aux pêcheurs de les ramener vers la crique. À ces mots, une discussion animée se déclencha entre les deux frères. Pedro souhaitait quitter au plus vite cet endroit maudit, avec ces étranges explosions et ces sirènes masculines surgissant des flots. Il était clair qu’il voulait rentrer chez lui, mais son frère réussit à le convaincre de rester.

La barque repassa le promontoire et tandis qu’ils pénétraient dans l’anse, ils aperçurent une fumée sortant de l’usine de tortillas. Comme la falaise surplombant le Sea Robin, la paroi sur laquelle était implantée l’usine avait pris une couleur jaune, les roches de surface s’étant détachées du fait de l’explosion. La couche minérale avait emporté avec elle l’installation de levage aménagée pour l’ascenseur monorail.

Le bateau de pêche s’ouvrit un passage entre les débris et les poissons morts couvrant la surface de la crique. Au moyen d’un seau, Austin et Zavala ramassèrent quelques bouts de plastique fondu et du papier carbonisé qui flottaient sur l’eau. Il avait suffi d’un infime morceau de métal pour découvrir la cause de l’explosion de l’avion de la TWA au-dessus de Lockerbee, en Ecosse. Austin se disait donc que même le plus petit fragment pourrait leur être utile.

Leur travail fut laborieux, mais leur persévérance payante. Zavala repêcha un cylindre de métal ballotté par les flots. L’objet mesurait environ soixante centimètres de long sur douze de diamètre. Austin découvrit un numéro de série et le nom du constructeur gravés dans le métal.

Jœ désigna le sommet de la falaise à son compagnon. De petites formes humaines se déplaçaient tout là-haut et Austin n’avait guère envie de répondre aux questions de la police mexicaine. Les pêcheurs furent heureux de retrouver le navire. Quand ils se rangèrent près du Sea Robin, le pont était pratiquement propre et le vaisseau avait presque retrouvé sa position habituelle. Austin emprunta de l’argent à Contos pour récompenser les pêcheurs du service qu’ils leur avaient rendu, mais les frères refusèrent. Par l’entremise de Zavala, Juan expliqua son point de vue sur la question. Quand il leur avait indiqué le trou dans la clôture, il avait trouvé normal d’accepter une rétribution ; en revanche sauver des hommes de la noyade représentait pour lui un devoir moral. Austin réfléchit un instant, puis insista pour que les deux pêcheurs acceptent un gage d’amitié. Après en avoir discuté avec Contos, il leur offrit un moteur hors-bord en excellent état, mais promis à la casse. Les frères repartirent comblés.

Les machines commencèrent à tourner et le navire prit lentement la route du large. On n’eut à déplorer aucune voie d’eau. Contos mit cap au nord, il était temps, car, tandis qu’ils s’éloignaient, ils virent surgir un hélicoptère vert foncé qui décrivit plusieurs cercles au-dessus de la crique avant de disparaître vers le nord aussi rapidement qu’il était venu. Arrivés en vue d’Ensenada, ils se mêlèrent au trafic maritime et croisèrent une vedette des gardes-côtes mexicains filant vers le secteur qu’ils venaient de quitter. Comme le Sea Robin semblait poursuivre sa route en toute tranquillité, les hommes de la NUMA se douchèrent, enfilèrent des vêtements secs puis rejoignirent Contos sur le pont. Le capitaine avait préparé du café. « Très bien, messieurs », dit-il en remplissant deux tasses fumantes. « En tant que skipper de ce vaisseau, que vous avez emprunté pour accomplir ce qui s’est révélé être une mission commando, j’apprécierais que vous me mettiez au parfum. »

Austin avala une gorgée du breuvage riche en octane et déclara qu’il n’avait jamais rien goûté d’aussi délicieux. « L’explosion nous a surpris, poursuivit-il. À l’origine, notre mission était plutôt simple. Nous comptions enquêter sur la source de chaleur qui semblait avoir causé la mort de ces baleines. Et nous pensons l’avoir trouvée. » Il décrivit la structure sous-marine telle qu’ils l’avaient vue au départ, dépeignant à Contos leur approche, les bouées factices, le filet de pêche et la température élevée de l’eau. Puis il laissa la parole à Jœ.

Comme s’il revivait les moments ayant précédé l’explosion, Zavala posa les mains sur un volant invisible. « Tout va bien. Nous enregistrons des températures élevées venant de l’installation. Tu pars jeter un coup d’œil et je pose le sous-marin dans le fond en attendant. Les températures commencent à dépasser les normes et je suggère que tu regagnes le Brogan. »

Austin fit appel à sa mémoire. « Je venais juste de regarder par une lucarne placée au sommet de la structure, quand j’ai reçu ton appel, il y avait des gens et des machines à l’intérieur. Je suis reparti vers le sous-marin. Et à ce moment-là : boum !

— Tu disais que la structure était truffée de canalisations », dit Zavala. « Certaines d’entre elles étaient peut-être des conduits sous haute pression, d’où le risque d’explosion.

— Je ne sais pas. Il y a sans doute eu un dysfonctionnement dans la tuyauterie, mais c’était une installation dernier cri. Ils devaient avoir des valves de sécurité et des dispositifs d’arrêt automatique pour les prévenir en cas de hausse de pression. D’après ce que j’ai pu voir, tout était normal. Personne ne paniquait. Rien n’indiquait que quelque chose ne tournait pas rond.

— Et en ce qui concerne la température de l’eau ?

— Bonne question. D’après les photos satellites, ce n’est pas la première fois que de l’eau bouillante se déverse dans cette crique. Cela n’a donc probablement pas de lien direct avec l’explosion. » Austin avait apporté un sac en plastique qu’il ouvrit pour en sortir le cylindre de métal. « Nous avons trouvé cet objet flottant dans la crique. Sais-tu ce que c’est ? »

Contos l’examina et hocha la tête négativement. « J’essaierai de retrouver le fabricant quand nous rentrerons à Washington.

— Je suppose que ton instinct est juste, Kurt. Souviens-toi, quand nous étions chez Hussong’s et que tu m’as dit que tu avais l’impression que quelque chose de mauvais nous attendait. »

Les yeux coraliens d’Austin se durcirent. « Si tu te rappelles bien, je t’ai fait une autre remarque subtile.

— Qu’est-ce que c’était ?

— J’ai dit que quelque chose nous guettait dans l’ombre et que ce foutu machin avait une faim de loup.

— Vous me donnez la chair de poule, tous les deux, fit Contos. On dirait que vous parlez de Godzilla. »

Austin ne répondit rien. Il tourna ses regards vers la proue qui fendait les vagues, comme si les réponses aux questions tourbillonnant dans sa tête dormaient sous la surface turquoise de la mer.